Page:Lamy, Féron - Dans la terre promise, paru dans Le Soleil, Québec, du 21 nov au 17 déc 1929.pdf/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nous lancer à la nage dans les hautes herbes trempées de rosée d’un pacage assez plantureux (chose rare cette année-là) que nous sûmes, après, être du « brome », graminée dédaignée en France pour sa grossièreté mais qui, en Saskatchewan, vu le climat plus sec, fait très bien. Après le pacage il fallut traverser des champs de blé et d’avoine, puis, enfin, un autre pacage où sommeillaient, formant une centaine de taches blanches, des moutons dodus, à l’orée d’une belle futaie derrière laquelle nous vîmes s’allumer subitement une lumière : la terre était habitée.

Il est de tradition dans le Canada, soit de l’Est soit de l’Ouest, que tout voyageur « écarté » a droit d’asile dans la première ferme venue. Sans gêne aucune donc, après avoir secoué nos souliers ruisselants sous l’auvent ou plutôt la vérandah de l’assez élégante maison de bois peint — indice de la prospérité relative du propriétaire — nous franchîmes la porte restée d’ailleurs entr’ouverte.

Les gens venaient de se mettre à table ; ils étaient une demi-douzaine : un homme d’un certain âge qui me parût être le fermier, puis un gars de 25 ans environ, une belle fille de 19 ou 20, deux garçons entre 12 et 15 et enfin une fillette d’une dizaine d’années. Notre venue inopinée par le bois où étaient abritées leurs étables et non par la route habituelle les avait quelque peu surpris et ils nous regardaient interloqués ; mais le vieux se leva bien vite à notre « good day » d’usage et tout en répondant « welcome » se mit à nous chercher des sièges avec un tel empressement courtois — rien de la roideur britannique — que je ne pus m’empêcher de lui dire dans notre langue :

— Seriez-vous Français par hasard, Monsieur ?

Il leva la tête avec quelque vivacité et, me considérant attentivement :

— Si je suis Français ? Oui, un peu. Ça fait même 60 ans que la chose m’est arrivée à Paris, si j’en crois mon extrait de naissance, continua-t-il, avec un