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LE TURBAN ET LA TIARE[1]


Est-il avec le ciel des accommodements ?


On a fait grand bruit et on a proféré d’amers reproches à propos de ce mot de Notaras, qu’il préférerait voir à Constantinople le turban du grand calife plutôt que la tiare du grand pontife. C’est là un de ces préjugés que tout le monde répète sans trop s’en rendre compte.

Ni Notaras, ni les Grecs n’ont rien préféré. Placés entre deux nécessités cruelles, l’une venant de l’Asie, l’autre venant de l’Europe, ils ne faisaient que leur résister et exprimer leur haine pour toutes deux : ils ont succombé d’abord sous les coups de l’une ; ils se sont relevés, mais, affaiblis mortellement par la lutte, ils ont succombé de nouveau sous les coups de l’autre. Ils sont tombés, ils ne se sont pas rendus ; ainsi, ils n’ont rien préféré. S’ils n’ont pas accepté la religion du pape, ils ne se sont pas rangés pour cela du côté de Mahomet. Le mot de Notaras n’ôte ni n’ajoute rien à la réalité de l’histoire.

Lorsqu’on se trouve pressé de deux côtés, entre le vicaire de Mahomet et le calife de Jésus-Christ[2], si l’on s’écrie : « Plutôt le turban de l’un que la tiare de l’autre ! » c’est une exclamation de désespoir. Mais que celui qui se donne comme le vicaire du Christ, dise des Espagnols, auquel il s’efforçait d’imposer son joug abhorré : « Qu’ils tombent sous l’oppression des Arabes, plutôt que de ne pas se soumettre à ma domination ! » voilà un très-insigne trait d’impiété. Eh bien ! ce fut le cas d’Hildebrand, trônant à Rome sous le nom de Grégoire VII. Vous croyez peut-être qu’il s’agissait du pouvoir spirituel du pape, et vous pourriez être disposé, si vous êtes très-dévôt, à ne pas voir un grand mal à cette préférence. Détrompez-vous, il s’agissait du pouvoir temporel !!![3]

  1. Ce que nous allons écrire ne regarde pas l’état actuel de la Turquie, et même pour le passé, si l’on se met à un certain point de vue, on pourrait penser qu’elle n’a qu’à y gagner.
  2. Pétrarque, dans son sonnet xv, appelle sultans les papes contemporains de la prise de Constantinople. Avignon y est qualifié de Babylone et Rome de Bagdad. Voyez à cet égard les notes sur ce sonnet et diverses autres dans l’édition Monier, 1851, Florence. Au rapport de Fabrice, certains auteurs ont appelé papes les califes des Musulmans, et d’autres, par contre, ont appelé grand seigneur le pape. — Fabricius, Bibliotheca græca, tome VI, page 457.
  3. Fleury, Histoire ecclésiastique, liv. 62, chap. 2 ; liv. 63, chap. 2. — Rosseeuw Saint-Hilaire, Histoire d’Espagne, vol. III, page 513.