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KANT
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la raison peut être volonté et que la volonté a un rapport avec les phénomènes. La raison doit donc, elle aussi, posséder une vertu curative. Et en effet l’homme peut beaucoup, par la seule énergie de sa volonté, pour modifier son état physique. Kant allègue ici son expérience personnelle. Il sait, au moyen de la force morale, se garder de l’hypochondrie, maîtriser même des états spasmodiques. Si, le mal venu, la volonté est insuffisante, elle peut beaucoup pour le prévenir et pour entretenir la santé. Elle en est la condition première. Loin donc que la raison soit jamais la servante de l’expérience, c’est celle-ci qui partout emprunte à la raison sa vérité et sa possibilité.

V. INFLUENCE DE KANT. — Dans le champ occupé par les philosophies leibnitio-wolffiennes, anglaise, française, populaire, ainsi que par les sciences positives de jour en jour plus florissantes, la philosophie kantienne eut peine à se frayer une place : Kant ne s’était pas exagéré l’étrange nouveauté de son œuvre. Elle fut accueillie d’abord à Iéna, pour de là se répandre en Allemagne et dans le monde entier. Or ce n’est pas seulement la spéculation métaphysique qui en fut comme renouvelée : la plupart des branches de l’activité intellectuelle en ressentirent l’influence.

En Allemagne, l’histoire du kantisme est une pièce capitale de l’histoire générale des idées et des sciences. Parmi les adversaires qu’il rencontre tout d’abord, il y a lieu de citer : Selle et Weishaupt, disciples de Locke ; Feder, Garve, Tiedemann, éclectiques ; Platner, Mendelssohn, Nicolai, Meiners, représentants de la philosophie populaire ; Ernst Schulze, sceptique ; Jacobi, philosophe de la croyance, et, près de lui, Hamann ; Herder, conciliateur de la nature et de l’histoire. Le principal reproche adressé à Kant, c’est que l’affection ou action des choses sur la sensibilité, supposée par son système, y est rendue impossible par l’abolition de tout lien causal entre les choses en soi et le sujet sentant. Entre les disciples immédiats de Kant, on remarque Schultz, K.-L. Reinhold, W.-T. Krug, Frics, qui essaye de fonder la critique psychologiquement, Salomon Maimon, qui déduit de la conscience la matière ainsi que la forme de nos représentations et supprime ainsi la chose en soi, J.-S. Beck, Bardili.

Soit par développement, soit par combinaison avec des éléments étrangers, le kantisme a donné naissance à tout un ensemble de grands systèmes. Les philosophies de Fichte, Schelling et Hegel sont comme les étapes d’une réflexion suivie sur les problèmes qu’il suscite. L’idéalisme subjectif de Fichte déduit le moi théorique du moi pratique considéré comme primitivement inconscient, et rend ainsi inutile le concept de chose en soi. Schelling se refuse à appeler moi ce principe premier de Fichte, qui en réalité n’est ni sujet ni objet : le principe est pour lui l’absolue identité, non moins supérieure au moi qu’au non-moi, identité qui se réalise d’abord comme nature, ensuite comme esprit : son système est l’idéalisme objectif. Hegel fonde, définit et développe méthodiquement le principe de ce nouvel idéalisme. L’absolu ne peut être absolue identité ; autrement il serait immobile. Il faut qu’il soit esprit. Son mouvement est son effort méthodique pour lever les contradictions sans cesse renaissantes que la réflexion découvre au sein de sa nature. La dialectique du philosophe s’abandonne au mouvement objectif du concept, et engendre ainsi successivement la logique, la philosophie de la nature et la philosophie de l’esprit. L’idéalisme est devenu absolu.

En dehors de ce développement en quelque sorte organique, plusieurs systèmes allemands sont nés d’une fusion du kantisme avec d’autres doctrines. Schleiermacher, alliant à Kant Spinoza, Platon et le christianisme, rapproche l’être de la pensée, et fait de l’espace, du temps et de la causalité les formes des choses comme de la connaissance. Dieu devient l’unité de l’univers. Le bien suprême, unité du réel et de l’idéal, est substitué, en morale, au principe purement formel de Kant. Herbart dépend, et de Kant, et des Eléates, de Platon et de Leibniz. Avec Kant il voit


dans la philosophie la critique de l’expérience. Mais la chose en soi, selon lui, n’est pas inaccessible. Elle se dégage, si des données de l’expérience on élimine tous les éléments contradictoires, par conséquent subjectifs, qui s’y rencontrent. Elle consiste en une pluralité d’êtres simples sans relation entre eux : c’est de nous que viennent les rapports et le devenir. Avec Kant, Schopenhauer restreint aux phénomènes l’espace, le temps et la causalité. Mais au lieu de tenir pour inconnaissable la réalité indépendante de notre représentation, il la place dans la volonté, comme donnée par la perception interne.

Cependant les difficultés inhérentes à ces différents systèmes, en particulier la prétention folle, affichée par l’idéalisme absolu, de construire dans le détail les lois de la nature, discréditaient bientôt tous ces développements et transformations du kantisme. On estima que la pensée de Kant avait été faussée par ses continuateurs et qu’il y avait lieu de reprendre les choses au point où le maître lui-même les avait laissées. Revenir à Kant : tel est, notamment depuis une célèbre leçon d’Ed. Zeller sur la théorie de la connaissance, publiée en 1862, le mot d’ordre d’une école importante de philosophes dits néokantiens. Ils se proposent, soit de défendre les propres principes de Kant, soit de les développer, sans égard aux grands systèmes métaphysiques qui en sont issus, d’une manière rigoureusement conforme à l’esprit de notre temps. Les principaux sont : A Lange, H. Cohen, O. Liebmann, Bonna Meyer, Fr. Paulsen, Albr. Krause, Aug. Stadler, Aloys Riehl, Windelband, Fritz Schultze. La plupart d’entre eux, avec Lange, s’attachent surtout à la distinction de la connaissance et de la croyance, corespondant à celle des phénomènes et des choses en soi, en tant que cette distinction garantit, en la limitant, la possibilité de la science. La philosophie doit être une théorie de la connaissance, non une conception du monde. Les choses morales peuvent être objet de foi, non de science. Sauf de rares exceptions, parmi lesquelles on peut citer Paulsen, ces philosophes relèguent au second plan ou même laissent de côté la partie morale et religieuse de l’œuvre de Kant, pour en faire ressortir la partie critique et antimétaphysique.

En dehors de la philosophie, le kantisme a longtemps en Allemagne marqué de son empreinte la plupart des disciplines intellectuelles. C’est à la suite de Kant que Schiller spécule philosophiquement sur l’esthétique, cherchant à définir les rapports de la beauté avecla nature et la moralité. En théologie, Kant est l’initiateur d’un rationalisme moral qui fut longtemps prédominant. De nos jours même le théologien Ritschl revient à Kant en s’élevant contre la fantaisie métaphysique qui prétend connaître le suprasensible. En jurisprudence, les théories kantiennes de droit naturel se retrouvent, comme idées directrices chez Hufeland, Schmalz, K. H. Gros, Anselme Feuerbach, Rehberg, Zachariae. Dans les sciences, le kantisme a exercé des influences diverses, selon la manière dont il a été compris. D’une interprétation radicalement idéaliste, à vrai dire répudiée par Kant, est issue la célèbre philosophie de la nature, laquelle, ramenant entièrement la matière à la pensée inconsciente, ose déduire les phases de son développement des lois de formation de la conscience elle-même. En revanche, la théorie kantienne de l’expérience, comme source unique de la connaissance, est accueillie par nombre de savants modernes, en quête d’une justification rationnelle de leur méthode. Dans les mathématiques, le point de vue kantien est caractérisé par l’admission de principes synthétiques à priori, ou principes rationnels extralogiques, et en particulier par la négation de l’espace méta-géométrique des leibnitiens comme objet d’intuition possible. Dans la psycho-physiologie des sens, le nativisme de Job. Müller, qui maintient, contre l’empirisme, le caractère primitif de la représentation d’espace, se réclame de l’esthétique transcendantale. Enfin, jusque dans la vie politique de l’Allemagne, le kantisme occupe une place importante.


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