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KANT
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être le bouleversement des institutions politiques, la révolution, laquelle ne fait guère que substituer de nouveaux préjugés aux anciens. Il n’appartient qu’à la réflexion personnelle de faire un homme vraiment éclairé. La condition du progrès des lumières est ainsi la liberté de penser et de publier sa pensée. Comment cette liberté se conciliera-t-elle avec les droits de l’État ? Il faut à cet égard distinguer en chaque homme le citoyen d’une communauté restreinte et le citoyen du monde. Dans ses rapports avec les membres de sa communauté, l’homme est tenu de se soumettre aux statuts qui la régissent ; mais, comme citoyen du monde, il reste libre. À ce titre, en effet, il parle du haut de la raison, pour l’universalité des êtres raisonnables, tandis que, comme citoyen d’un État, il borne son action à un espace et à un temps particuliers. Ce n’est qu’en s’identifiant avec l’universel que la volonté conquiert la liberté. Chaque citoyen donc sans résister payera l’impôt, mais conservera le droit de le discuter. Le professeur respectera, comme fonctionnaire, les symboles reçus dans son pays ; mais, comme savant, il aura droit de critique sur toute doctrine. Par ces principes sont nettement définis les droits des législateurs comme des citoyens.

C’est ainsi que, tout en maintenant d’un bout à l’autre l’accord de la nature et de la liberté dans l’histoire morale de l’homme, Kant n’a garde de faire résulter le progrès d’un simple développement des puissances naturelles. La théorie leibnitienne de Herder est, selon lui, radicalement fausse. Dans la nature réside le moyen ; mais la fin, source du progrès, ne peut venir que de la raison morale supérieure à la nature. C’est pourquoi l’idéal moral ne pourra jamais être exprimé par l’individu comme tel. Il ne saurait trouver sa représentation que dans le tout de l’humanité. L’histoire vraie est nécessairement universelle. Certes l’individu est une réalité, mais il y a dans le tout quelque chose qui le dépasse, et ce n’est que dans son union avec le tout qu’il peut atteindre à la liberté.

2. Non content d’exposer ses vues générales sur les fins de l’activité humaine, Kant arrive, sur certains points, à rejoindre la pratique proprement dite. Telles sont ses idées sur l’éducation et sur l’enseignement universitaire.

L’éducation, telle qu’elle existe, ne saurait le satisfaire. Elle néglige la volonté, et elle dresse et surcharge l’intelligence, au lieu de la former à la réflexion. Une réforme radicale est ici nécessaire. Les théories pédagogiques de Rousseau, les tentatives pratiques de Basedow viennent à point pour nourrir sa critique. Il se passionne pour les idées de ces novateurs, et réclame, comme condition indispensable de la réforme, l’organisation d’écoles normales. Mais, sur ce terrain encore, il reste lui-même, subordonnant toute prescription aux fins morales. 1° Le corps, enseigne-t-il, doit être exercé et endurci, soumis à une discipline qui en fasse l’auxiliaire puissant et docile de l’esprit. Que l’enfant se développe en liberté, mais qu’il apprenne à mesurer ses mouvements : on ne saurait de trop bonne heure s’habituer à vivre selon des règles. 2° En ce qui concerne l’intelligence, une saine éducation éveille et dirige les facultés, plus qu’elle ne meuble la mémoire. Il y a deux exercices des facultés : l’un qui est libre, c’est le jeu ; l’autre qui est imposé, c’est le travail. Ce dernier est obligatoire en lui-même et ne saurait, dans l’enseignement, être remplacé par le premier. La faculté d’intuition doit être formée avant l’entendement. Tout enseignement sera donc d’abord intuitif, représentatif, technique. On commencera par la géographie. En tant qu’il visera à cultiver l’entendement, l’enseignement sera socratique et catéchétique. Il ira au fond des choses et rendra l’élève vraiment maître de ses connaissances. Une intelligence ferme est la condition d’une volonté libre. 3° La formation de la personnalité morale est la fin de la pédagogie. L’éducation y est nécessaire, car la vertu n’est pas innée. Cette éducation comprend l’enseignement et la pratique morale. L’enseignement moral est catéchétique. Démonstration de lois obligatoires, il procède par principes, non par exemples : si


ceux-ci interviennent, ce n’est que pour faire voir que les principes sont applicables. Kant a écrit un fragment de catéchisme moral : l’élève, sollicité par des questions, y trouve par lui-même les concepts moraux. La pratique ou ascétique morale ne peut créer la moralité, laquelle doit venir de nous, mais elle produit dans l’homme les dispositions qui la favorisent. Elle tend à l’endurcissement, car la mollesse est contraire à la vertu. Loin d’abolir la volonté, elle la fortifie. Elle nous rend maîtres de nous-même, contents et joyeux. L’éducation morale tend à développer l’aversion intérieure pour le mal, l’estime de soi et la dignité, l’empire de la raison sur les sens. Elle ne récompense pas, mais elle punit. Elle n’humilie point, de peur de donner à l’enfant le mépris de soi-même, sauf toutefois lorsque l’enfant a commis la faute qui effectivement dégrade l’homme, à savoir le mensonge. Elle met en avant, en toutes choses, le mobile moral, la loi même du devoir, sûre que ce mobile, présenté dans sa pureté, sera plus fort que toutes les excitations matérielles, toutes les assurances de profit ou de détriment.

De la pédagogie on peut rapprocher la question de l’enseignement universitaire. Sur ce point encore la critique apporte des lumières nouvelles. Une Université se compose de quatre Facultés : Théologie, Droit, Médecine, dites Facultés supérieures, et Philosophie, dite Faculté inférieure. Entre les trois premières et la quatrième un conflit s’élève naturellement. L’objet de celle-ci, en effet, ne diffère pas des objets de celles-là, mais l’une étudie à un point de vue universel et théorique ce que les autres étudient à un point de vue spécial et immédiatement pratique. De là une jalousie et une rivalité. Chacune des deux parties, ayant droit sur l’ensemble des choses, repousse l’autre comme usurpatrice. Le titre de supérieures que portent les trois premières Facultés n’est rien moins que la supériorité attribuée par la tradition au positif sur le rationnel. Cette hiérarchie est-elle justifiée ? 1° Entre theologiens et philosophes, le conflit porte sur l’usage à faire de l’Ecriture sainte. La critique ne nie pas la légitimité et l’utilité du véhicule sensible de la vérité religieuse, mais elle revendique pour la raison le droit de distinguer, dans l’Ecriture, le fonds moral et éternel, et l’enveloppe sensible faite de récits et de circonstances contingentes. Comprendre les Ecritures, c’est les interpréter en un sens moral. La théologie ne saurait condamner ce mode d’interprétation, car elle le suppose. Comment distingue-t-elle, en effet, la vraie révélation de la fausse, sinon par l’idée de Dieu ? Comment peut-elle, dans le détail, maintenir le caractère divin des textes consacrés, sinon en faisant fréquemment usage de l’interprétation morale allégorique ? 2°Entre philosophes et jurisconsultes, le conflit porte sur le respect des lois : la critique démontre que la légalité est bien fondée, et par suite elle condamne l’esprit révolutionnaire. Mais elle revendique aussi le droit d’examiner les lois existantes. Ce droit, qui peut le lui refuser ? Les jurisconsultes, pour atteindre à leurs fins pratiques, ont besoin de savoir si l’humanité rétrograde, avance, ou demeure stationnaire. Or cette question ne peut être résolue empiriquement : elle concerne la raison. Et la raison y répond, en postulant le progrès indéfini au nom de la loi morale. Mais peut-être le commandement n’est-il qu’une idée irréalisable ? Guidée par la raison, l’expérience lève le doute. Il existe, sous nos yeux mêmes, un point de coïncidence de la raison et de l’histoire. Il y a un fait qui est une idée. Ce fait, c’est la Révolution française. Quoi qu’il advienne de cette entreprise, écrit Kant en 1798, qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, elle excite chez tous les sectateurs, par l’objet qu’elle poursuit, une sympathie voisine de l’enthousiasme : or le pur idéal moral est seul capable d’affecter ainsi l’âme de l’homme. La Révolution est l’effort pour créer l’État rationnel, c’est l’éternel descendu dans le temps. Un tel phénomène, quand une fois il s’est produit, ne s’oublie plus. 3° Entre philosophes et médecins, la question est de savoir si l’art de guérir ne repose que sur l’expérience, et si la raison n’y a aucune part. Or la critique démontre que