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KANT
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perflue. Cette foi a été nécessaire comme véhicule et demeure utile tant que l’humanité est mineure. Mais, quand sonne pour les hommes l’heure de la majorité, la lisière des traditions n’est plus qu’une chaîne. L’ecclésiastique lui-même qui, comme ministre de la religion, est lié aux symboles, a, comme savant, le droit d’examiner les dogmes : décréter l’immutabilité de la foi statutaire serait un attentat contre la nature humaine.

D. Applications. (Sources : 1° Ouvrages relatifs aux races humaines, à la géographie physique, etc., de 1775, 1885, 1788, 1802-03 ; ouvrages relatifs au progrès moral, de 1784, 1785, 1786, 1793, 1795, 1798. 2° Sur la Pédagogie ; la Dispute des facultés.) Le souci constant de Kant est d’arriver à rejoindre la réalité concrète et la pratique. Puisés par l’analyse métaphysique dans le donné lui-même, ses principes doivent, rationnellement, reconstituer et gouverner le donné. Dans l’ordre matériel, il a cherché le passage de la métaphysique à la physique ; de même, dans l’ordre moral, il redescend de l’idée à l’action.

1. L’histoire de l’humanité est à cet égard son principal thème. Il se propose, non d’en décrire, mais d’en déduire les principales phases. Il distingue l’histoire naturelle et l’histoire morale de l’homme. Celle-ci a son commencement dans celle-là.

En ce qui concerne l’histoire naturelle, Kant traite de la question des races. Y a-t-il entre les races humaines une séparation telle que l’une d’entre elles ait le droit de revendiquer pour elle seule la dignité d’homme et de réduire les autres en esclavage ? La question se résout par la considération de l’origine. Entre les hommes de toutes les races la fécondation est possible, donc ils ont une même origine et ne forment qu’une espèce. Les races sont des variétés stables, inaltérables au mélange et à la transplantation. Elles se sont différenciées par voie d’adaptation aux conditions climatériques ; comme il y a quatre climats, ainsi il y a quatre races : la blanche, la jaune, la noire et la rouge. Les causes extérieures ont joué dans la formation de ces races un rôle indispensable, mais elles n’eussent pu, à elles seules, produire des changements stables ; elles n’ont fait que développer les dispositions internes de l’espèce. La vraie cause des races, c’est l’aptitude de l’homme à s’adapter aux conditions extérieures. Contre les attaques de G. Forster, qui veut expliquer la vie par les seules causes géologiques, Kant soutient, dès 1788, la nécessité d’un principe spécial immatériel, comme seul conforme aux exigences de la critique. C’est abandonner le fil conducteur de l’expérience que d’attribuer à la matière une faculté d’organisation que l’observation n’y saurait découvrir. Sans doute, l’explication de Forster n’est ni absurde ni impossible, mais elle dépasse nos moyens de connaître. Nous ne saisissons de finalité qu’en nous, dans notre production consciente : rien ne nous autorise à admettre dans une chose inconsciente la faculté d’agir en vue d’une fin. Nous ne savons ce qui cause la vie, mais nous l’expliquons, nous, par la finalité : tel est le point de vue de la critique.

Tandis que l’histoire naturelle de l’homme remonte à son origine, l’histoire morale considère sa fin. Dans l’idée de cette fin la philosophie de l’histoire trouve son principe, comme la philosophie naturelle dans l’idée d’attraction. Or le développement de la raison, qui est l’essence de l’homme, ne peut tendre qu’à l’établissement d’un régime de liberté, c.-à-d. à la réalisation de la justice. Ce sont donc les phases de la réalisation de la justice que l’historien doit retrouver dans les faits.

L’histoire commence à l’heure où l’homme devient un être moral, c.-à-d. à l’heure où, au lieu d’agir par instinct, il agit par volonté. Son état primitif était l’innocence, son séjour le paradis. Il ne faisait qu’un avec la nature, où sa volonté était ensevelie. L’éveil de cette volonté se manifeste par un désir de domination, par un acte d’orgueil, par une rébellion contre la nature qui l’enserre. Le péché originel est la première démarche de la liberté. Dès lors commence pour l’Homme une vie nouvelle. Pour dominer


la nature, il lui faut travailler. Du travail naissent la discorde, la société, la propriété, l’inégalité civile. A l’état de nature a succédé la civilisation. Que vaut cette condition nouvelle ? Si l’activité humaine n’avait d’autre fin que le bonheur individuel, Rousseau aurait raison de rêver le retour au paradis de l’innocence. Mais ce que veut l’homme, c’est être libre, et la liberté ne se trouve que dans l’accord désintéressé des volontés sur le terrain de la raison. Or la civilisation, conflit des volontés, est l’antécédent nécessaire de leur réunion. Le règne de la justice, où se crée l’harmonie morale, est la troisième phase de l’histoire universelle.

Pour réaliser cc progrès de la liberté, la volonté n’est pas abandonnée à elle-même. Elle est aidée par la nature ; et, pour cette raison, le progrès est constant et a le caractère d’une loi naturelle. Loi bienfaisante, loi nécessaire : car si l’homme devait croire que ses œuvres périssent tout entières avec lui, comment pourrait-il nourrir un sérieux désir de travailler au bien de l’humanité ? La nature excite l’homme à sortir de la nature, et aiguillonne sa liberté. C’est une artiste, c’est une providence, qui, du mal, sait tirer le bien. Elle fait les hommes égoïstes et violents, et la violence engendre la guerre : mais la guerre provoque la création d’un régime juridique. Elle sépare les hommes par des différences de constitution, de langue, de religion : mais ces différences rendent impossible une domination universelle. Pendant que le mal succombe, tôt ou tard, à la contradiction qu’il recèle, le bien qu’y substitue la raison, une fois posé, se maintient et s’accroit, grâce à son accord avec lui-même. Car la logique est la suprême force. L’homme veut l’union d’abord, et il se croit sage ; mais la nature sait mieux que lui ce qui lui convient : elle veut la guerre.

Le premier objet de cette collaboration de la nature et de la volonté, c’est l’établissement de l’Etat rationnel, combinaison de la liberté et de la légalité. Le second objet, c’est l’établissement d’un conseil amphictyonique des peuples, assurant le maintien de la paix. Sans une telle institution, l’humanité ne peut marcher à sa fin. La guerre est un retour à l’état de nature. Dans l’idéal de la raison est enveloppée l’idée de la paix éternelle. Si cet objet n’est pas réalisable, Rousseau n’a pas tort de prêcher le retour à l’état sauvage. Mieux vaut la barbarie que la culture sans la moralité.

Mais n’est-ce pas là une conception purement théorique ? L’homme réel entrera-t-il dans ces vues ? Hobbes n’a-t-il pas démontré que l’homme réel n’est mû que par des intérêts, non par des idées ? Il faut repousser bien loin une telle doctrine, il ne faut pas laisser croire que ce qui est bon en théorie puisse jamais être impossible ou mauvais dans la pratique. Ce qui, effectivement, n’est pas pratique, c’est le despotisme que Hobbes confère aux souverains, et la rébellion qu’il admet chez les sujets. Certes, les intérêts, dans l’Etat, doivent avoir leur place, mais s’ensuit-il que les principes doivent être exclus ? Ne peut-on être à la fois prudent comme le serpent et simple comme la colombe ? Pour qui se garde de l’idéalisme aussi bien que de l’empirisme, le réel et l’idéal, loin de s’exclure, s’appellent, et la politique cesse d’être incompatible avec la morale. Il existe un moyen pratique de mettre la première en accord avec la seconde, c’est la publicité. Quiconque croit être utile à son pays doit la chercher : or cela seul la supporte, qui est conforme à la justice. L’universalité, ici comme partout, est le point de contact du réel et du rationnel, la forme de la vérité.

Quelle est, d’après cette théorie, la phase de son histoire où se trouve actuellement l’espèce humaine ? Cette phase est celle des lumières. Ce qui la caractérise c’est l’émancipation de l’intelligence. L’homme, réfléchissant sur lui-même, a constaté une contradiction entre sa nature raisonnable et sa situation de mineur : il fait effort pour affranchir sa raison. Sapere aude, telle est la devise. Quant au moyen de réaliser le progrès des lumières, ce ne saurait