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KANT
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pouvoir remplir ce rôle, nous nous formons une théologie morale qui nous conduit à une religion morale elle-même.

IV. La Doctrine. — La critique n’est pas l’abolition de la métaphysique, c’est l’introduction à la métaphysique comme science. Dans la réalisation du plan qu’elle trace, la méthode à suivre est celle qu’a inaugurée l’illustre Wolff. On sait que la logique transcendantale ne brise pas les cadres de la logique générale : elle les remplit. La raison humaine est législatrice de deux manières : par son entendement dans le domaine de la nature, par sa volonté dans le domaine de la liberté. D’où l’idée d’une double métaphysique : celle de la nature et celle des mœurs. Il n’y en a pas d’autre.

A. Métaphysique de la science de la nature. (Sources : Principes métaphysiques de la science de la nature ; Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique.) Seule durable, la matière corporelle peut seule donner lieu à une métaphysique. Celle-ci cherche tout d’abord, parmi les données sensibles ou propriétés de la matière, un objet auquel soient applicables les Iois synthétiques de l’entendement. Elle le trouve dans le mouvement. Cet unique emprunt une fois fait à l’expérience, la métaphysique poursuit sa marche en procédant a priori. Déterminé selon la seule notion de quantité, le mouvement n’est qu’une grandeur dans le temps et l’espace : il n’implique pas encore de cause de production ou de modification. Il donne lieu en ce sens à la phoronomie, que nous appelons aujourd’hui cinématique. Déterminé, en outre, suivant la notion de qualité, il enveloppe une grandeur intensive ou force, comme cause de son existence et de nos affections sensibles. La théorie de la force est la dynamique : c’est la pièce essentielle de cette partie de la métaphysique kantienne. Il faut admettre autant de forces simples qu’il est nécessaire pour distinguer les mouvements sur une ligne droite, par conséquent une force de répulsion et une force d’attraction. De la première résulte la divisibilité à l’infini, de la seconde une limitation de la première. Ces deux forces sont solidaires : la solidité, que les newtoniens se sont vus obligés d’ajouter à l’attraction, à moins d’être une qualité occulte, suppose une force répulsive. La matière résulte de leur équilibre. Déterminée par la notion de relation, la matière se revêt des propriétés qu’étudie la mécanique proprement dite. À ce point de vue, Kant établit la loi de la persistance de la substance matérielle, la loi de l’inertie, la loi de l’action et de la réaction. Enfin, en ce qui concerne la modalité, il s’agit de savoir quelles sont les règles que suit notre esprit quand il distingue le mouvement possible, réel ou nécessaire : c’est la phénoménologie. Le mouvement rectiligne n’est que possible, et appartient à la phoronomie ; le mouvement curviligne est réel et appartient à la dynamique ; le mouvement conçu comme communiqué par un moteur à un mobile est déterminé nécessairement quant à l’existence et à la vitesse, et appartient à la mécanique.

De ces principes métaphysiques Kant a tenté de passer à la physique elle-même. La physique serait constituée comme science, si l’on parvenait à déterminer a priori les forces qui produisent la sensation. Or, il résulte de la critique que ces forces, étant liées à la vie de l’esprit, doivent être, en définitive, de la nature de l’esprit. Elles ne peuvent être que l’action exercée sur notre moi empirique par notre spontanéité, c.-à-d. par notre entendement. Et c’est parce que cette action est transcendantale que, cherchant à nous représenter la cause de nos sensations, nous imaginons des choses situées dans l’espace. Dès lors, le principe de la déduction des espèces matérielles est entre nos mains : il n’est autre que le principe des fonctions du sujet. C’est en ce sens que Kant entreprend, à la lumière des catégories, la déduction des différentes espèces de forces, de la matière première ou éther, des bases ou matières spécifiques. Et vraisemblablement, il en serait venu à une déduction rationnelle du système du monde lui-même, tel que l’avait constitué Newton.


B. Métaphysique des mœurs. (Sources : Principes métaphysiques de la théorie du droit ; De la paix perpétuelle ; Principes métaphysiques de la théorie de la vertu.) Dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, la méthode a pour tache de ranger les conditions empiriques données sous les lois de la raison, et de déduire par là le système complet des lois fondamentales. La législation morale a un double objet : l’action et son mobile. L’accord de l’action avec la loi est la légalité, l’accord du mobile la moralité. De cette distinction résulte la division de la métaphysique des mœurs en théorie du droit et théorie de la vertu.

Le droit est l’ensemble des conditions universellement requises pour que le libre arbitre de chacun se concilie avec celui des autres. Le libre arbitre extérieur est respectable, parce qu’il est la forme de la liberté morale, celle-ci ne se réalisant que par l’action et l’action impliquant un rapport à quelque chose d’extérieur. Ainsi, le droit est distinct, mais dépendant de la morale. Au développement de la théorie du droit président deux principes essentiels : 1° le droit repose exclusivement sur la nature suprasensible de l’homme en tant qu’elle est manifestée dans le temps, c. —à-d. sur la dignité personnelle ; 2° la contrainte légale est légitime, en tant qu’elle est nécessaire pour supprimer les obstacles qu’une volonté peut opposer arbitrairement au développement des autres. Les conséquences de ces principes sont les suivantes.

En ce qui concerne le droit privé, il appartient nécessairement à tout homme de disposer de la part de liberté compatible avec la liberté des autres hommes. Mais il ne peut s’agir ici que de la liberté considérée dans son existence extérieure. Cette existence est ce qu’on appelle la possession. Il y a donc autant d’espèces de droits qu’il y a d’espèces de possessions. La première porte sur les choses, et donne lieu au droit réel. Ce droit n’est pas un rapport entre le propriétaire et la chose, mais un rapport entre des personnes. Comment la réalisation en peut-elle être légitime ? D’une part, la possession en commun est le droit primitif ; d’autre part, le fait donné est la propriété individuelle. Il y aurait là une antinomie insoluble, si l’on tenait la possession en commun pour un fait qui a existé historiquement. Mais ce n’est pas un fait, c’est le commandement de la raison. Le fait actuel ne va done pas contre une réalisation préalable de la justice. Il est, jusqu’à nouvel ordre, la seule réalisation effective du principe qui attribue les choses aux personnes. Il n’en doit pas moins être sanctionné par un contrat entre les volontés, pour devenir juridique : toute appropriation, dans l’état de nature, n’est que provisoire. La seconde espèce de possession porte sur les actions des personnes, et donne lieu au droit personnel. Ce droit se réalise par le contrat, dont la valeur réside dans la stabilité et la simultanéité des volontés suprasensibles. La troisième espèce de possession porte sur les personnes elles-mêmes, et donne lieu au droit personnel réel. Le domaine en est la famille. Comment une personne peut-elle devenir une chose ? Il y aurait là une contradiction intolérable, si le possesseur de la personne ne restituait à celle-ci sa dignité en se donnant de son côté, en rétablissant par un acte de liberté l’ordre moral menacé par la nature. C’est ainsi que le mariage est le seul rapport légitime des sexes, parce que, seul, il sauve la dignité de la femme.

En ce qui concerne le droit public ou civil, Kant pose en principe que l’état de nature des hommes étant la guerre, il est nécessaire de constituer une société civile pour rendre possible un régime de droit. Les lois qui créent un tel régime se divisent en droit politique, droit des gens et droit cosmopolitique. Le droit politique repose exclusivement sur l’idée de justice. La souveraineté appartient primitivement au peuple, et l’Etat ne peut résulter que d’un contrat par lequel Ies hommes abandonnent leur liberté naturelle pour la retrouver intacte dans un régime légal. Mais ce contrat n’est pas un fait historique, c’est une idée de la raison :