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aux objets, et en tant que ce sens même doit être considéré comme identique en tous les êtres formés d’une sensibilité et d’un entendement discursif. L’universalité de la faculté suffit à fonder l’objectivité de l’opération.

Que si maintenant nous considérons les choses de goût et spécialement l’art, dont l’existence nous est donnée, notre doctrine en fournira la théorie. L’art est un produit de l’intelligence, et doit paraitre un produit de la nature ; il a un but et doit sembler n’en pas avoir ; il observe les règles ponctuellement, et il les observe sans marquer d’effort. Tous ces caractères s’expliquent, du moment qu’il y a en l’homme une faculté où l’entendement, qui pense et qui règle, coïncide avec l’imagination, qui voit, sent et invente. La source du génie est découverte dans l’essence générale de l’homme. Et l’on voit en même temps comment les arts sont d’autant plus élevés que leur objet est plus humain.

L’idéalité du beau est d’ailleurs le seul point de vue qui permettre de résoudre l’antinomie à laquelle donne lieu le jugement de goût. On discute sur le beau, et pourtant l’on ne peut en rendre compte par démonstration. Cela serait incompréhensible, si le beau appartenait aux choses en soi. Mais d’autre part le beau ne saurait être, comme l’espace et le temps, enfermé dans le monde sensible. On discute, parce que dans le beau est impliqué un concept, à vrai dire indéterminé : le concept du fonds suprasensible des phénomènes. Le beau est le symbole du bien moral, et c’est vers ce bien qu’obscurément nous dirige le goût.

Le second principe des lois naturelles particulières se tire de la finalité. Existe-t-il véritablement des harmonies que ne puisse expliquer le mécanisme, ou système des causes et des effets ? Partout où la finalité n’est qu’extérieure et ne consiste que dans l’utilité d’un être à l’égard d’un autre, l’explication mécanique suffit, car il s’en faut de beaucoup que cette harmonie des différents êtres soit la règle dans la nature. Mais il existe un cas où la finalité, étant interne, ne peut plus être expliquée par les hasards du mécanisme : c’est celui des êtres organisés. Le vivant se produit lui-même, et comme espèce et comme individu ; et les parties y sont conditionnées par l’ensemble même qui doit en résulter. L’effet y est cause de sa cause, la cause y est effet de son effet. Une telle relation dépasse le mécanisme, un tel être est fin en même temps que produit de la nature. Mais comment cela est-il concevable ? En vain le dogmatisme essaye-t-il de répondre, soit par l’hylozoïsme qui fait la nature intelligente, soit par le théisme, qui insère l’action de l’intelligence dans le cours des phénomènes : le premier prête à la matière des qualités qui répugnent à son essence, le second prétend vainement pénétrer les desseins de Dieu. L’organisation, finalité interne, n’est pas connaissable dans sa cause. La finalité, pour nous, ne peut être qu’idéale : c’est notre manière de considérer une certaine classe de phénomènes. Une telle doctrine est-elle un résultat purement négatif ? En aucune façon. C’est déjà savoir quelque chose de la nature que de connaître qu’en certains de ses produits elle nous est inconnaissable. Soit dans sa portée restrictive, soit dans sa portée positive, ce principe nous instruit. Il n’est pas constitutif, mais il est régulateur. À ce titre il sert la science. S’il ne rend pas plus intelligible la production des choses, il fournit des anticipations qui aident à trouver les lois particulières de la nature. Il allume des phares dans l’infini. En ce qui concerne la métaphysique, une telle conception de la finalité permet seule d’échapper à l’antinomie traditionnelle du mécanisme et de la téléologie. Sur le terrain de l’être en soi où les deux systèmes sont placés, ni le premier ne peut expliquer ce qu’il appelle l’illusion de la finalité, ni le second ne peut prouver que son explication transcendante est nécessaire. Le principe des causes finales, au contraire, devient inattaquable, du moment où il n’est qu’un point de vue sur les choses. Et il ouvre à notre conception, sinon à notre connaissance, une perspective sur l’absolu lui-même. Comment en effet arrivons-nous à poser


l’idée d’une fin comme cause d’un phénomène ? L’impossibilité où nous sommes de déduire le particulier de l’universel vient de ce qu’en nous l’entendement et l’intuition sont séparés : nos concepts sont vides, et nos intuitions sont impuissantes à se lier en lois. Comment donc affirmer l’existence de lois particulières ? Le problème se résout de la manière suivante. Nous concevons que la difficulté qui nous arrête n’existerait pas pour un esprit en qui l’entendement ne ferait qu’un avec la sensibilité, pour un entendement intuitif. Un tel esprit, au lieu d’aller des parties au tout, comme notre entendement discursif, et de voir, par suite, dans le tout, un résultat contingent, irait du tout aux parties et, d’emblée ; verrait celles-ci dans leur connexion nécessaire. Pour lui mécanisme et finalité coïncideraient. Or, l’idée d’unetelle intelligence une fois conçue, notre entendement, pour s’en rapprocher à sa manière, substitue au tout l’idée du tout, et pose cette idée avant ses intuitions, comme cause des rapports spéciaux qui les unissent. A l’emploi de la notion de fin est ainsi liée la conception d’un entendement intuitif, comme fondement possible dans l’absolu de l’ensemble des harmonies de la nature.

Cette déduction du jugement téléologique détermine l’usage que nous en devons faire. I° En ce qui concerne l’explication des phénomènes de la nature, nous avons le droit de nous placer le plus possible au point de vue mécanique, mais nous ne pouvons le faire partout avec un égal succès. Le fait de la vie nous oppose un obstacle invincible. Nous ne saurions nous représenter que de la matière inorganique puissent sortir des corps vivants. Sans doute, il n’est pas inconcevable que d’une commune matière primitivement organisée tous les corps vivants soient issus par des changements purement mécaniques. Au mécanisme, en ce sens, appartiendrait l’explication des choses, à la téléologie l’origine. Et, de fait, la comparaison des formes organiques permet de conjecturer la parenté de tous les vivants et laisse espérer, si faiblement que ce soit, qu’il sera possible de les ramener à une origine commune. On pourrait alors se représenter la matrice de la terre comme engendrant d’abord des créatures mal appropriées à leurs conditions d’existence, puis ces créatures comme se perfectionnant de génération en génération, jusqu’à ce qu’enfin la créatrice, figée, ossifiée, bornât ses productions à un certain nombre d’espèces nettement définies, désormais immuables. C’est là une hardie et brillante hypothèse de la raison ; mais outre que, jusqu’ici, l’expérience ne semble guère l’autoriser, elle n’exclurait nullement, elle réclamerait la vie primordiale de la matrice universelle. 2° En ce qui concerne la conception générale du monde, nous avons le droit d’achever par la pensée l’unification à laquelle tendent les concepts téléologiques, pourvu que nous placions cette fin suprême en dehors des phénomènes sensibles. Et comme cette fin ne peut être qu’un être ayant en lui-même l’objet de son activité, par conséquent capable de poser des fins et de se servir de la nature comme d’un moyen, l’homme seul, non sans doute en tant que partie de la nature, mais en tant qu’intelligence et volonté, peut être la fin de l’univers. Il ne faut pas, avec Rousseau, demander à la nature la satisfaction de nos penchants, le bonheur : elle n’est point faite pour nous le procurer et nous trahira. Mais elle ne trompera pas l’attente de celui qui, par elle, s’efforce de réaliser le bien moral. 3° Enfin, pour ce qui est de la conception de Dieu comme principe de la finalité, ce n’est pas en vain que, de tout temps, les hommes ont été touchés de l’argument des causes finales. Cet argument exprime excellemment l’impression de l’homme à la vue de l’ordre de la nature : l’aspiration vers quelque chose qui la dépasse. Il n’en faut parler qu’avec respect, car il est l’argument le plus persuasif, le plus populaire, le plus efficace de tous. Mais, pour qu’il soit vraiment solide et salutaire, il faut qu’il soit entendu dans son véritable sens. Ce n’est pas comme architecte que Dieu nous est révélé par le monde, mais comme condition d’un accord de la nature avec la moralité. En cherchant quels attributs il doit posséder pour