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KANT
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table des catégories. Voici la première : 1o  Quantité : propositions universelles, particulières, individuelles ; 2o  Qualité : propositions affirmatives, négatives, indéterminées ; 3o  Relation : propositions catégoriques, hypothétiques, disjonctives ; 4o  Modalité : propositions problématiques, assertoriques, apodictiques. — Voici la seconde : 1o  Quantité : unité, multiplicité, universalité ; 2o  Qualité : réalité, négation, limitation ; 3o  Relation : inhérence et subsistance, causalité et dépendance, action réciproque ; 4o  Modalité : possibilité ou impossibilité, existence ou non-existence, nécessité ou contingence. Tel est le système des concepts à l’aide desquels nous unissons nos représentations des choses. Ces concepts n’étant que les modes d’action de notre entendement sont, en eux-mêmes, vides de tout contenu. Ils ne peuvent trouver leur emploi que si une matière leur est fournie ; et la seule matière dont nous disposions est l’intuition sensible. Les concepts n’ont-ils donc qu’une valeur subjective ; et, tandis que l’esthétique transcendentale ou analyse de la sensibilité a pu conclure à un réalisme mathématique, l’analyse de l’entendement ou logique trancendantale devra-t-elle s’en tenir à cet idéalisme logique qui résout les choses en modes de la pensée ? Ici se place la fameuse déduction transcendantale, dont l’objet est d’établir la valeur objective des catégories, c.-à-d. la possibilité d’obtenir, au moyen des catégories telles qu’elles ont été définies, la connaissance, non seulement de notre manière de penser, mais des choses elles-mêmes. Cette possibilité sera démontrée, si l’on peut prouver que les catégories sont elles-mêmes la condition de l’existence de réalités à notre point de vue. Les catégories s’appliquent aux choses, si les choses, pour nous, ne sont possibles que par elles. Or, selon notre condition, pour qu’il y ait connaissance d’une chose, il faut qu’il y ait distinction d’un sujet et d’un objet. Le « je pense » doit pouvoir accompagner toutes nos représentations. Mais, pour qu’une telle distinction soit possible, il faut qu’il existe entre les deux termes un rapport analogue à celui des quantités positives et négatives des mathématiciens, un rapport d’opposition sur un terrain commun. Le sujet étant une action unifiante, il faut que l’objet soit un multiple unifié. C’est donc par le fait d’être unifiées, et d’être unifiées pour le sujet, que des choses peuvent être données comme objet. Or, comment cette condition pourrait-elle être remplie, si le multiple n’était pas unifié par le sujet lui-même ? Sans doute la conscience empirique ne perçoit pas cette formation de l’objet. L’opération a lieu dans la région profonde de l’aperception transcendentale ; et quand se pose le moi particulier, il trouve devant lui l’objet tout formé et le prend pour une chose brute. Mais cette chose est l’œuvre de la pensée, et c’est pourquoi la pensée, en chacun de nous, y retrouve ses lois. Les catégories s’appliquent donc nécessairement aux choses elles-mêmes en tant qu’il en existe pour nous, et ainsi elles ont une valeur objective. D’autre part, comme les seules intuitions dont notre entendement dispose pour en former des objets sont nos intuitions sensibles, et comme celles-ci ne représentent pas les choses en soi, mais seulement les exigences de notre sensibilité, c’est une suite de notre condition que notre connaissance, même intellectuelle, ne puisse atteindre à l’absolu, mais reste enfermée dans le monde de l’expérience. Réalisme empirique, idéalisme transcendantal demeurent termes associés et corrélatifs. Par là même, en revanche, une place se trouve réservée pour le suprasensible lui-même. En effet, le concept de chose en soi, en même temps qu’il est limitatif des prétentions de notre science, nous permet de concevoir un monde autre que celui que nous connaissons, susceptible, par suite, d’être affranchi des conditions de notre connaissance, notamment de la liaison nécessaire qui s’oppose à la liberté. Au phénomène, il nous est permis de superposer le noumène.

En cette doctrine consiste essentiellement la révolution philosophique opérée par Kant. Au lieu d’admettre, conformément aux apparences, que la pensée gravite autour des choses, Kant, nouveau Copernic, fait graviter les choses autour de la pensée. De ce point de vue, dit-il, le désordre et l’inexplicable font place à l’ordre et à l’intelligible. L’accord des lois de la nature avec les lois de notre esprit n’est plus un problème ou un objet de foi : c’est une vérité scientifiquement démontrée. Et cette révolution, qui garantit la valeur objective de la science, n’est pas moins propice à la morale, laquelle, dans le champ ouvert par la critique, peut se développer sans entraves, suivant les lois qui lui sont propres. « Ce n’était qu’en abolissant le savoir, dit Kant à propos de la prétendue science du suprasensible, que je pouvais faire une place à la croyance. »

Cependant il ne suffit pas d’établir que, pour être pensés et devenir objets, les éléments divers de l’intuition doivent être rangés sous les concepts de l’entendement. Comment le concept, qui est l’un et l’universel, s’unira-t-il au phénomène, qui est le divers et le particulier ? Comment serons-nous déterminés à appliquer à l’intuition telle catégorie plutôt que telle autre ? Un moyen terme est nécessaire. Ce moyen terme est fourni par une faculté intermédiaire entre l’entendement et la sensibilité : l’imagination. Dans la forme du sens interne, c.-à-d. dans l’intuition temporelle, l’imagination trace à priori des cadres où peuvent entrer les phénomènes et qui indiquent la catégorie sous laquelle ils doivent être rangés. Kant appelle ces cadres schèmes des concepts de l’entendement pur. Chaque catégorie a son schème. Ainsi celui de la quantité est le nombre, celui de la substance est la permanence du réel dans le temps, celui de la causalité est la succession régulière des phénomènes. La vue d’une telle succession, par exemple, est pour nous le signal de l’emploi de la catégorie de cause.

Les schèmes, toutefois, ne suffisent pas encore à objectiver les phénomènes, parce qu’ils ne font que provoquer l’emploi d’une catégorie donnée, sans en donner la justification. Mais ils rendent possibles des jugements synthétiques à priori qui achèveront l’élimination du subjectif. Ces jugements sont les principes de l’entendement pur. L’entendement les forme à priori en déterminant les conditions d’un emploi objectif des schèmes. Tels sont : le principe de la quantité : « Toutes les intuitions sont des grandeurs extensives » ; le principe de la qualité : « Dans tous les phénomènes la sensation, ainsi que le réel qui y correspond dans l’objet, a une grandeur intensive, un degré. » Le principe de la relation est le suivant : « Tous les phénomènes ont une liaison nécessaire dans le temps » ; le principe de la modalité indique en quel sens une chose doit s’accorder avec les conditions de l’expérience pour être possible, réelle ou nécessaire. La démonstration de ces principes consiste à montrer que, sans eux, la signification des schèmes reste indéterminée, et que le sensible ne peut être fixé, objectivé que par l’intellectuel. C’est ainsi que la succession, par exemple, loin qu’elle fonde la causalité, ne peut elle-même être considérée comme objective que si elle repose sur la causalité.

Arrivé à ce point, Kant est en mesure d’accomplir la seconde des deux tâches qu’il s’était imposées et qui était de justifier la physique et son alliance avec les mathématiques. Les deux premiers principes, dits mathématiques, fondent l’application de la mathématique à la science de la nature. Les deux autres, appelés dynamiques, fondent les lois physiques proprement dites. Dans leur ensemble, les principes de l’entendement pur constituent les premiers linéaments de la philosophie naturelle. Cette théorie, en même temps qu’elle était la justification métaphysique de la science newtonienne, fut le point de départ de la spéculation qui, sous le nom de philosophie de la nature, brilla, avec Schelling, d’un éclat dangereux.

Kant a jusqu’ici analysé la sensibilité et l’entendement. Reste la raison proprement dite. L’objet de cette faculté est l’unification complète de la connaissance. Ses syllogismes supposent un inconditionné comme point de départ. La raison est ainsi la faculté des idées, ou concepts de la synthèse totale des conditions. Il est certain, d’après ce qui précède, que les idées de la raison n’ont pas d’objet. Dépas-