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KANT
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qui leur sont propres : à la philosophie il appartient d’en expliquer la possibilité ou les conditions, non d’en discuter la légitimité. La thèse de Hume fut ainsi, pour Kant, non une doctrine, mais un problème et un point de départ. Comment se fait-il qu’un rapport dont les termes sont hétérogènes soit en même temps nécessaire, valable pour les choses ? Telle se posait la question à étudier. H s’agissait d’abord de s’assurer que le principe de causalité ne procédait pas de l’expérience, car alors la nécessité en eût été radicalement inintelligible. Mais ayant remarqué que beaucoup d’autres concepts, tels que ceux de substance, d’action réciproque, etc., sont dans le même cas que celui de Hume, et ayant réussi à déterminer exactement le nombre de ces concepts au moyen d’un seul principe, chose impossible pour des concepts d’expérience, Kant tint désormais pour établi que le concept de cause peut être formé à priori. Est-il concevable, cependant, qu’il existe des concepts à la fois à priori et synthétiques ? Ne sont-ce pas là deux caractères incompatibles ? Hume l’a cru, et il a quitté la partie là-dessus, renvoyant la causalité à l’expérience. Mais c’est qu’il partageait une erreur de son temps sur un point capital lié à la question, sur la nature des jugements mathématiques. Il tenait ces jugements pour analytiques et les mettait hors de cause. Le vrai, c’est qu’ils sont synthétiques ; et, comme leur caractère de nécessité et d’apriorisme est incontestable et incontesté, ils offrent un exemple de la réunion effective, dans notre connaissance, de l’apriorisme et de la liaison synthétique. Rien donc n’empêche que le jugement de causalité ne soit à la fois synthétique et nécessaire, Toutefois ce n’est pas assez qu’il soit nécessaire au sens où le sont les jugements mathématiques. Nécessaire, ici, veut dire : applicable à priori aux choses réelles. Comment cela est-il possible ? Si les objets étaient produits par l’entendement, ou les idées par les objets, l’accord des concepts et des choses ne présenterait pas de difficulté ; mais il n’en est pas ainsi : l’esprit et les choses sont deux mondes distincts. D’où pourra donc venir, pour l’esprit, le droit de dicter des lois aux choses ? Ce droit lui vient, répond Kant, des conditions mêmes de l’expérience, tant interne qu’externe : il n’est pas d’autre explication possible. Cette vue, d’où naîtra la déduction transcendantale, est le terme de la marche régressive qu’a provoquée la critique de Hume. Avec elle est donnée la formule de la critique de Kant et l’idée maîtresse du système qu’il va maintenant construire.

III. La CRITIQUE. — (Sources : Critique de la raison pure ; Prolégomènes ; Etablissement de la métaphysique des mœurs ; Critique de la raison pratique ; Critique de la faculté de juger.)

A. La critique kantienne de la raison pure est proprement une théorie de la science. Comme Newton a cherché le principe du système des corps célestes, ainsi Kant cherche le principe du système de nos connaissances. La science est donnée, comme l’univers est donné : la philosophie ne se demande pas si elle est possible, mais comment elle est possible, c.-à-d. concevable sans contradiction. La science consiste dans deux disciplines, les mathématiques et la physique, et dans l’union de ces deux disciplines : il s’agit de rendre compte de ces faits. Les mathématiques se composent de jugements synthétiques à priori, c.-à-d. de jugements où le sujet est lié à priori à un prédicat qui n’y est pas contenu. Il en est de même de la physique ; et, depuis Newton, la certitude de cette dernière, qui traite des choses elles-mêmes, ne le cède en rien à celle des mathématiques, qui ne traitent que des rapports de grandeur. Comment ces caractères sont-ils intelligibles, d’où procèdent-ils, et qu’est-ce que la science, considérée dans ses principes générateurs ? Résoudre ces questions, tel est le mobile des recherches de Kant. C’est à la philosophie qu’il appartient d’instituer ces recherches. Or le principe inviolable qu’elle fournit en cette matière est le suivant : toutes nos connaissances ont leur point de départ dans l’expérience. Il s’agit de savoir si de ce principe se peut déduire


la théorie de la science, telle qu’elle nous est donnée ? Le problème se ramène à la question suivante : Qu’est-ce que l’expérience ? Est-elle une unité irréductible, ou l’analyse y peut-elle discerner des éléments divers ? Parmi ces éléments, en est-il d’à priori ? Ces éléments a priori rendront-ils compte, et en quel sens, de la nécessité propre aux jugements de la science ?

Dans l’expérience, un objet nous est premièrement donné, secondement pensé. Comment cela est-il possible ? Pour qu’un objet nous soit donné, il faut qu’il se présente à nous dans l’espace et dans le temps. Les notions d’espace et de temps nous sont-elles fournies par l’expérience ? Non, car, avant toute expérience, nous savons que les objets qui nous seront donnés le seront dans l’espace et dans le temps. Ce sont donc des éléments à priori. De quelle nature ? Sont-ce des concepts ? Non, car l’espace et le temps sont des objets uns, homogènes et infinis, caractères opposés à ceux que présentent les objets des concepts. L’espace et le temps sont des substrats des choses et des objets d’intuition. Sont-ils donc des réalités suprasensibles situées en dehors de nous ? Non, car la conception de deux non-êtres infinis comme substances est impossible. La représentation de l’espace et du temps ne peut être, en définitive, qu’une intuition portant sur la forme de notre sensibilité même. L’espace et le temps sont notre manière de voir les choses. Mais, s’il en est ainsi, nos idées de lieu et de durée ne sont-elles pas purement subjectives ? Que va devenir, dans une telle doctrine, la vérité des mathématiques. L’objection est mal fondée, car, en réalité, c’est dans les théories dogmatiques, isolant le sensible du mathématique, que l’accord de l’un avec l’antre est indémontrable ? Entendue selon sa vraie nature, comme un système de jugements synthétiques à priori, la mathématique est justifiée, du moment où les objets ne peuvent nous affecter qu’en se soumettant aux lois de l’espace et du temps. Sans doute nous ne pouvons dire que les choses possèdent, en elles-mêmes, des manières d’être que nous ne nous expliquons que comme formes de notre facultés de sentir. Mais nous savons que tout objet de notre sensibilité sera conforme à la mathématique, ce qui suffit à assurer l’objectivité de cette science. Idéalité transcendentale, réalité empirique, tels sont les deux caractères de l’espace et du temps. Ils expliquent et déterminent la possibilité des mathématiques.

Mais il ne suffit pas qu’un objet soit donné, il faut en outre qu’il soit pensé. La pensée suppose-t-elle des éléments à priori ? Elle consiste à établir entre deux termes un rapport objectif de sujet à prédicat, c.-à-d. à affirmer l’un de l’autre comme lui appartenant réellement et nécessairement. C’est ce qui a lieu, par exemple, quand nous disons qu’une chose est la cause ou la substance d’une autre. Une telle liaison ne peut être fournie par l’expérience, qui ne donne rien de nécessaire. Quant à la logique telle qu’elle est conçue depuis Aristote, elle fournit bien des liaisons nécessaires, mais elle est impuissante à déterminer un terme vis-à-vis de l’autre comme sujet réel. Il y a dans toute déclaration relative à l’existence quelque chose qui dépasse la logique. Affirmer d’un objet qu’il est cause, c’est franchir les limites de son concept. D’autre part, nous n’avons pas cette intuition intellectuelle du tout, qui permettrait d’en découvrir les parties par analyse. Nous allons des parties au tout par voie discursive. De quel principe dépendent donc les différents rapports qui constituent la pensée ? En dehors de ceux que nous avons dû rejeter il ne reste que l’entendement lui-même ou faculté de juger. De même que les relations de grandeur ne sont, au fond, que les formes de notre sensibilité, de même les relations qualitatives des choses ne peuvent être que les catégories de notre entendement. S’il en est ainsi, la fonction logique de l’entendement nous permet de découvrir et de systématiser tous les concepts qui président aux jugements d’existence. Car des deux côtés il s’agit pour l’entendement d’unifier. Seule la portée de l’unification diffère. La table des modes de l’unification logique fournit ainsi le modèle de la