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KANT
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D’ailleurs, il ne fut plus inquiété par le gouvernement, malgré sa sympathie pour la Révolution française. Cette sympathie est un trait de sa physionomie morale. Il voyait dans la Révolution l’effort pour fonder sur la raison l’organisation des sociétés humaines. Même après 1794, il persévéra dans ses convictions politiques, tout en désespérant de voir les choses tourner à bien en France. Jusqu’à la fin il crut à la justice, à la valeur pratique de la théorie, au droit comme principe, à la paix éternelle comme fin de la politique. Derrière les disputes des personnes, il voyait le conflit de l’histoire et de la philosophie, du positif et du rationnel, et il comptait sur le triomphe de la raison.

Dès l’année 1790, sa puissance intellectuelle s’était affaiblie. En 1797, il quitta sa chaire. Il travaillait pourtant encore ; il travailla jusqu’à la fin à un ouvrage dont il espérait faire son chef-d’œuvre, et où il voulait exposer le passage de la métaphysique de la science de la nature à la physique. Cet ouvrage, resté inachevé, était perdu : il a été retrouvé récemment. La dernière année de Kant fut marquée par une décadence croissante. Il mourut le 12 févr. 1804. Son dernier mot fut : Es ist gut (c’est bien). Ses obsèques eurent lieu au milieu des hommages d’une admiration universelle. Son corps fut enterré sous les arcades de la cathédrale de Kœnigsberg. Plusieurs statues lui furent élevées, dont la plus célèbre est celle de Ranch, à Kœnigsberg. — C’était un homme de petite taille, haut de 5 pieds à peine, les os et les muscles peu développés, la poitrine plate et presque concave, l’articulation de l’épaule et du bras droit légèrement débottée ; le front haut, avec de beaux yeux bleus. Sa tête fut moulée par Rnorr ; ses restes ont été exhumés en 1880 (V. Besselhagen, Die Grabstaette Kants, Kœnigsberg, 1880).

Kant n’a vécu que pour la philosophie. Il ne remplit aucune fonction politique, il ne se maria point. Mais il ne croyait pas pouvoir être philosophe sans être en même temps homme. Il voulait être en contact avec les réalités avant de chercher à les comprendre et à les régler. Et dans ses plus hautes aspirations il se gardait de franchir les limites de notre monde. Son objet est d’y vivre par principes. Il se fait lui-même ses principes, mais il les fait absolus, et il y obéit. Le fonds où se concilient pour lui la loi et l’indépendance, c’est la raison. Il veut juger et se conduire par elle. En politique, il professe le libéralisme, mais il ne saurait séparer la liberté de l’ordre, et respecte en conscience le pouvoir établi. En religion, il est rationaliste, mais il maintient l’esprit du christianisme et apprécie les services des religions positives. En philosophie, il attaque le dogmatisme, mais il repousse le scepticisme. En morale, il écarte toute loi extérieure, mais pour se soumettre à un commandement interne plus sévère que ce qu’il rejette. Hardiesse en matière de spéculation, respect dans l’ordre des faits et de la pratique : telle est la marque de son esprit.

Kant fut un penseur plus qu’un écrivain. Quelques-uns de ses premiers ouvrages comme les Observations sur le beau et le sublime ou encore la méthodologie de la Critique de la raison pure, d’une manière générale les parties où il exprime ses convictions morales, ont de l’aisance, de l’agrément ou de la vigueur. Mais dans l’analyse métaphysique son style est compliqué, laborieux, redondant, et souvent d’autant plus obscur que l’auteur s’est plus travaillé pour être clair. L’œuvre de Kant est une pensée qui cherche sa forme. Plus achevée, eut-elle autant excité les intelligences ?

Voici la liste chronologique des principaux ouvrages de Kant, lesquels sont, pour la plupart, écrits en allemand :

Pensées sur la véritable estimation des forces vives, et examen, des démonstrations de Leibniz et autres mécaniciens relatives à cette question (1747). Kant y concilie les doctrines de Descartes et de Leibniz sur la mesure de la force d’un corps en mouvement. — La Terre a-t-elle subi quelques modifications dans son mouvement


de rotation depuis son origine ? (article de revue, 1754). Kant établit, en s’appuyant sur les principes de Newton, que la vitesse a du diminuer. — La Terre vieillit-elle ? Recherche faite au point de vue physique (article, 1754). — Histoire universelle de la nature et théorie du ciel, où il est traité du système et de l’origine mécanique de l’Univers d’après les principes de Newton (1755), célèbre ouvrage qui parut anonyme, avec une dédicace à Frédéric II, et qui prélude à l’Exposition du système du monde, publiée par Laplace en 1796. — Résumé des méditations sur le feu, 1755 (en latin). La chaleur, comme la lumière, est un mouvement vibratoire de l’éther. — Nouvelle Explication des premiers principes de la connaissance métaphysique (1755), thèse en latin pour obtenir le droit d’être privat-docent. Il y est traité des principes de contradiction et de raison déterminante. — Trois dissertations Sur les Tremblements de terre survenus en 1755 à Quito et à Lisbonne. — Monadologie physique (1756), thèse latine ; Kant la soutint en vue d’une présentation pour un professorat extraordinaire, présentation qui n’eut pas lieu. La monade leibnitienne y est transformée en atome physique. — Sur la Théorie des vents (1756), explication exacte des vents périodiques. — Conception nouvelle du mouvement et du repos (1758). — Quelques Considérations sur l’optimisme (1759). Kant y professe que tout est bon, rapporté à l’ensemble des choses. Dans la fin de sa vie il renia cet ouvrage leibnitien. — La Fausse Subtilité des quatre figures syllogistiques (1762). Seule la première figure est pure et primitive. — Tentative d’introduire dans la philosophie le concept des quantités négatives (1763). L’opposition réelle, dans laquelle les deux termes sont en eux-mêmes également positifs, est irréductible à l’opposition logique, où l’un des deux termes est le contradictoire de l’autre. — L’Unique Fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu (1763). Le possible, considéré, non dans sa forme, mais dans sa matière ou ses data, suppose l’existence et, finalement, l’existence d’un être nécessaire. — Etude sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale (1764), ouvrage composé en vue d’un concours qu’avait ouvert l’Académie de Berlin. Kant n’obtint que l’accessit : le prix fut donné à Mendelssohn. Kant oppose, comme Mendelssohn d’ailleurs, la philosophie aux mathématiques, et conclut que la méthode de celles-ci ne convient pas à celle-là. — Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), œuvre de critique et de moraliste. — Programme des cours pour le semestre d’hiver 1765-66. L’éducation des facultés de l’esprit doit précéder l’acquisition de la science. Dans cet opuscule se manifestent des préoccupations critiques. — Les Rêves d’un visionnaire éclaircis par les rêves de la métaphysique (1766, anonyme). Cet ouvrage fut composé à propos des visions de Swedenborg. Kant y veut être léger et sceptique, à la manière de Voltaire. La seule différence entre l’illuminisme et la métaphysique, c’est que le premier est le rêve du sentiment, tandis que la seconde est le rêve de la raison : ceci ne vaut guère plus que cela. Ne prétendons pas à connaître l’inconnaissable. — Du Fondement de la différence des régions dans l’espace (1768). C’est la réfutation de la théorie leibnitienne de l’espace. Il est nécessaire, selon Kant, d’admettre un espace absolu universel. — De la Forme des principes du monde sensible et du monde intelligible (1770), dissertation en latin écrite par Kant pour acquérir le droit d’être nommé professeur ordinaire de logique et de métaphysique. Kant rompt avec le dogmatisme en ce qui concerne la connaissance sensible, non encore en ce qui concerne la connaissance intelligible. — Lettres à Marcus Bers, de 1770 à 1781. Kant cherche une situation intermédiaire entre l’idéalisme et le réalisme. — Des Différentes Races humaines. Les races sont des variétés devenues stables. Une véritable histoire des êtres naturels ramènerait sans doute beaucoup de prétendues espèces à de simples races issues d’une espèce commune. — Critique