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KANT
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En 1740, âgé de dix-sept ans, il entra à l’université de Kœnigsberg, dans le dessein d’y étudier la théologie. Il songeait alors à devenir pasteur, mais ne persista pas dans cette pensée. Il commença par suivre le cours de Martin Knutzen, professeur de mathématiques et de philosophie : Knutzen fut son deuxième maître. Lui aussi était piétiste. En philosophie, quoique disciple de Wolf, il combattait le dualisme, et revenait à la pure doctrine de Leibniz, suivant laquelle la force représentative et la force motrice participent l’une de l’autre et se supposent réciproquement. À Knutzen, Kant dut de connaître les œuvres de Newton, que l’on peut appeler son troisième et peut-être son principal maître. Le newtonisme fut pour Kant la preuve expérimentale de la possibilité d’une science à priori de la nature. Il se proposera d’expliquer cette possibilité, et, par là, d’être lui-même le Newton de la métaphysique. Knutzen contribue à tourner Kant de la théologie vers la philosophie. Et peu à peu du piétisme Kant écarte l’orthodoxie rigoureuse pour n’en retenir que la rigidité morale.

Ne pouvant vivre du produit de ses leçons, Kant se fit précepteur (1746). Il le demeura neuf ans. Cette fonction le mit en rapport avec les étrangers et la noblesse. Il prit un goût très vif pour la politique et les littératures étrangères. Il fréquenta le monde et tint à y faire figure d’honnête homme. Cette première période de son existence se termine par la publication anonyme de sa Physique universelle et théorie du ciel (1755), ouvrage qui prélude à la théorie de Laplace sur la formation des astres.

2. Ayant obtenu la « promotion » grâce à une dissertation sur le feu, et l’ « habilitation » par une dissertation sur les principes premiers de la connaissance métaphysique, il fut nommé privat-docent. Il professa les mathématiques, la physique, la théorie des fortifications, la pyrotechnie, la logique, la morale et l’encyclopédie philosophique. Son enseignement était très vivant. Sur chaque matière il parlait comme un homme spécial. Il eut un grand succès. Entre 1760 et 1769 il étendit encore le cercle de ses cours et y comprit la théologie naturelle, l’anthropologie, la critique des preuves de l’existence de Dieu, la doctrine du beau et du sublime. Ici se place l’influence de Rousseau, dont les principaux ouvrages paraissaient alors et faisaient grand bruit. Kant lut Rousseau avidement, et, dans son commerce, se passionna pour les questions morales, pour la lutte contre les préjugés, pour le retour à la nature et à la raison. Il apprit de Rousseau, nous dit-il, à ne pas mépriser les inclinations naturelles de l’homme. La science physique à priori comme fait, voilà ce qu’il avait trouvé chez Newton ; la moralité comme fait, voilà ce que Rousseau lui fit voir. Et il se proposa d’analyser ces faits.

Pour approfondir les questions morales il lut les moralistes anglais : Shaftesbury, Hutcheson, Hume. Bientôt, vers 1762, il connut, de ce dernier, non plus seulement les théories morales, mais les théories métaphysiques. Cette initiation fut un moment décisif dans le développement de sa pensée. « Ce fut Hume, dit-il, qui le premier interrompit mon assoupissement dogmatique et donna à mes recherches, dans le champ de la philosophie spéculative, une direction toute nouvelle. » Il est vrai qu’il ajoute aussitôt : « de n’avais garde, sans doute, d’accepter ses conclusions. » Le scepticisme de Hume était à ses yeux suffisamment réfuté par la réalité de la détermination morale. Il s’agissait pour lui de faire droit aux critiques de Hume sans aboutir à ses conclusions, de se frayer un passage entre le scepticisme et le dogmatisme, comme entre Charybde et Scylla. Une faible indication qu’il trouve dans Locke (liv. IV, ch. III, §§ 9 et suiv.) fut le point de départ de sa théorie. Ainsi l’influence de Hume, qui fut, certes, très importante, consista surtout pour Kant dans un avertissement, dans une excitation à réfléchir. Rien ne prouve que Kant ait eu sa phase de scepticisme ; en revanche, c’est pour pouvoir échapper au scepticisme qu’il chercha une position en dehors du dogmatisme traditionnel. Peut-être son idéalisme transcendantal s’inspira-t-il de


la doctrine de Leibniz, enfin révélée dans sa pureté par la publication des Nouveaux Essais (1765). Leibniz enseigne, en effet, comment on peut maintenir l’innéité, tout en considérant l’expérience comme indispensable à la formation de la connaissance. Mais les formes et les catégories de Kant sont tout autre chose que les virtualités leibnitiennes.

3. Pour devenir professeur ordinaire, Kant écrivit et soutint une dissertation sur la forme et les principes du monde sensible et du monde intelligible. Il fut nommé à l’université de Kœnigsberg par Frédéric II, avec un traitement de 400 thalers (1, 500 fr.). Il refusa dans la suite toutes les propositions qui lui furent faites. Il n’enseigna plus désormais que la logique et la métaphysique, dans son cours public, et le droit naturel, la morale, la théologie naturelle, l’anthropologie et la géographie physique dans ses cours privés. Il fut un remarquable professeur : il n’apprenait pas à ses élèves la philosophie, il leur apprenait à philosopher. Son enseignement était simple, lucide et attachant ; il réservait la terminologie spéciale et les déductions abstruses pour les livres, destinés aux savants. Sur les sujets moraux, il parlait avec chaleur et conviction, il avait une éloquence mâle, qui subjuguait les âmes.

Le problème de la critique ne tarde pas à l’absorber. Comment peut s’expliquer l’accord d’idées à priori avec des choses existant en dehors de nous ? Il crut d’abord que quelques mois lui suffiraient pour résoudre cette question : il y employa douze ans. Encore ne donna-t-il que quatre ou cinq mois à la rédaction, de peur d’être entraîné à de trop longs délais. Ce fut au commencement de 1781, à Riga, que parut la Critique de la raison pure, l’un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Kant avait cinquante-sept ans. L’originalité et la portée de son ouvrage ne furent pas comprises dès l’abord. On ne voulut voir en lui qu’un rêveur platonicien, ou un idéaliste cartésien ; Hamann l’appelle un Hume prussien. Kant s’explique avec insistance dans un opuscule intitulé Prolégomènes à toute métaphysique future visant à se présenter comme science (1783), ainsi que dans la préface à la seconde édition de la Critique (1787). Et sûr, quant à lui, de son principe, il s’applique de plus en plus exclusivement à en développer les conséquences ; à achever son œuvre critique et à établir sur cette base une doctrine complète de philosophie spéculative et morale. De 1785 à 1797 paraissent les ouvrages consacrés à cette tâche. L’opinion, cependant, lui devenait de plus en plus favorable. En 1790, le jeune Fichte lui adresse ses Aphorismes sur la religion et le déisme, avec une lettre enthousiaste. Schiller étudie l’esthétique de Kant et la fait étudier à Gœthe. J.-P. Richter écrit que Kant n’est pas une lumière du monde, mais tout un système de soleils éclatants. Kant est commenté aux Pays-Bas et en Angleterre. En France on traduit sa dissertation sur la paix éternelle, parue en 1795.

De la part du gouvernement, Kant rencontra estime et protection. Une seule fois il faillit être empêché dans l’exposition de ses doctrines. Ce fut lorsqu’il écrivit sur les matières religieuses. Il envoya à la Revue mensuelle de Berlin, en 1792, un article sur le mal radical dans la nature humaine. Le conseil de censure en autorisa l’impression. Mais un second article, sur la lutte du bon et du mauvais principe, ne fut pas admis. Or, Kant devait encore en publier deux. Condamné par le conseil, il s’adressa à la faculté de théologie, laquelle accorda l’imprimatur. Les quatre dissertations parurent sous le titre : la Religion dans les limites de la pure raison (1793). L’ouvrage eut un succès qui alarma le gouvernement ; et, le 1er  oct. 1794, le ministre adressa à Kant une lettre où il lui demandait des explications et lui enjoignait de s’abstenir désormais d’écrire sur la religion. Kant se soumit, extérieurement du moins. Il s’engagea par écrit à ne plus enseigner ou écrire sur la religion « en tant que fidèle sujet de Sa Majesté royale ». Le roi mort (1797), il se tint pour dégagé de sa parole.