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ESCLAVAGE — 248 —

repose sur l’esclavage, lequel alimente les professions industrielles. Quand la culture des champs devient le principal moyen d’alimentation, on introduit le travail servile pour nourrir la classe dominante et on lui fait une place de plus en plus grande à mesure que progressent la civilisation urbaine et les industries manufacturières. On sait que l’évolution ultérieure des sociétés industrielles élimine l’esclavage à mesure que le militarisme décroit et que l’importance politique des travailleurs augmente. Dans les sociétés européennes, l’esclavage n’est plus qu’un fait exceptionnel ; il subsiste seulement à litre de châtiment infligé aux criminels les plus dangereux. Cependant, aujourd’hui encore, il se perpétue dans l’Asie occidentale, dans une grande partie de l’Afrique, c.-à-d. dans les pays musulmans ; il n’a été aboli que depuis un quart de siècle dans l’Amérique (Etats-Unis, Brésil, etc.). Sous la forme atténuée du servage, il s’est maintenu jusqu’à nos jours en Europe et en Russie ; en Allemagne même vivent encore des millions d’hommes qui sont nés dans la condition servile. L’importance sociologique de l’esclavage est considérable. C’est par lui que se marquent dans l’organisme social les premières différenciations politiques et économiques, la distinction entre les parties régulatrices, directrices ou militaires de la société et les parties opératives, laborieuses ou industrielles. Le premier esclave fut la femme. L’homme, plus fort, s’arrogea une autorité sans limites, s’occupa seul des relations externes de la tribu, surtout de la guerre ; la femme, plus faible, soumise a son arbitraire, dut accomplir les travaux les plus durs, comme une bête de somme ; ce fut à elle qu’incomba la charge de l’entretien de la collectivité. Dans la société rudimentaire, la femme est le plus souvent réduite à un esclavage complet. Toutefois, ce n’est pas là encore l’esclavage proprement dit. Celui-ci est une conséquence de la guerre. Après avoir tué ses ennemis, on se trouvait en présence des non-combattants ; ceux-ci ne furent pas toujours égorgés ; les vainqueurs les emmenèrent et les firent travailler pour eux. Herbert Spencer suppose même que l’esclavage fut une conséquence du cannibalisme. Après le combat, on tuait ses ennemis et on les mangeait aussitôt. Il arriva qu’en ayant un trop grand nombre, on en garda quelques-uns en réserve pour les manger plus tard. On les fit travailler, et on ne tarda pas à s’apercevoir que le service qu’on en avait tiré avait plus de valeur que leur chair. On fut ainsi conduit à les conserver comme esclaves, c.-à-d. comme des animaux domestiques. Les Indiens Noutkas étaient à une étape de transition dans cette évolution ; de temps à autre ils sacrifiaient les esclaves et les mangeaient. Il est probable qu’à l’origine on ne réduisit en esclavage que les non-combattants ; les mâles adultes étaient mis à mort ; c’était l’habitude chez les l’atagons. On continuait de manger les combattants. Mais quand le cannibalisme disparaissait et là où il n’existait pas, on en vint à réduire en esclavage les captifs mâles, plus robustes et par conséquent plus utiles que les autres. La fraction opérative de la société fut donc accrue de tous ces captifs que la guerre y versait. L’organisme social comprit deux classes, la classe opérative étant complètement différente de la classe commandante ou régulatrice. Les esclaves furent chargés de tout le travail nécessaire à la nourriture et à l’entretien de la communauté. C’est le cas chez les Chinouks de l’Amérique du Nord, chez les Béloutchis, chez les Eellatahs de la Guinée et chez une foule d’autres peuplades. « De même que, dès le début, la relation domestique entre les sexes se transforme en une relation politique, à ce point que les hommes et les femmes deviennent, dans les groupes militants, la classe gouvernante et la classe sujette, de même la relation de maître à esclave, primitivement domestique, se transforme en une relation politique, aussitôt que par l’effet des guerres habituelles la coutume de réduire les captifs en esclavage devient générale. C’est avec la formation d’une classe servile que commence la différenciation politique entre les appareils régulateurs et les appareils d’entretien, qui se retrouve partout dans les formes élevées de l’évolution sociale. » (Il. Spencer, Principes de sociologie, t. III, p. 893.) L’institution de l’esclavage fut donc dans l’histoire des sociétés un progrès considérable, un peu par la plus grande humanité qu’elle suppose en faisant épargner la vie de l’ennemi vaincu, mais surtout parce que ce fut le point de départ de la division de la société en plusieurs classes jouissant de droits inégaux. Cette différenciation politique fut une condition de la formation des grands organismes politiques ou la civilisation se perfectionna et atteignit un degré de concentration et de puissance qu’elle n’eut pas réalisé dans les petites tribus sauvages.

Envisagé de ce point de vue supérieur, il est incontestable que l’esclavage fut un élément de progrès. Il ne faudrait pas croire, toutefois, qu’il diminua les horreurs de la guerre. On n’égorgea plus les vaincus ; mais, d’autre part, l’esclavage, après avoir été la conséquence de la guerre, devint à son tour une cause de guerre et une des plus aiguës. Paul Kane observait que « l’esclavage, sous sa forme la plus cruelle, existe chez les Indiens tout le long de la cote de l’océan Pacifique depuis la Californie jusqu’au détroit de Behring, les tribus les plus fortes réduisant en esclavage les membres de celles qu’elles peuvent vaincre. Dans l’intérieur du continent américain, où l’état de guerre est peu intense, l’esclavage n’existe pas. » La corrélation entre l’esclavage et la guerre est ainsi affirmée ; mais il faut ajouter que l’acquisition d’esclaves devient chez ces peuples la cause de la plupart des guerres. Cela est positivement affirmé pour plusieurs de ces tribus indiennes ; elles attaquent les tribus voisines et plus faibles pour se procurer des esclaves. On sait que les choses se passent de même entre les fourmis. Dans l’Afrique, depuis le XVI e siècle et encore de nos jours, les souverains ou les marchands d’esclaves ravagent des villages et des pays entiers uniquement afin de réduire leurs habitants en esclavage, soit pour les garder à leur service, soit pour les vendre. On sait que les razzias de ce genre, exécutées par le roi de Dahomey, ont été l’origine du conflit survenu entre lui et le gouvernement français dont il attaquait les protégés. Nous reviendrons sur cette question lorsqu’il sera question de la traite des nègres, parce que c’est un sujet un peu spécial que celui du commerce des esclaves. Mais, sans atteindre cette extension et dégénérer en une chasse à l’homme, les guerres entre tribus sauvages ont fréquemment pour but la capture d’une certaine quantité de travailleurs ; l’homme devient le butin le plus estimé des vainqueurs.

La guerre a engendré l’esclavage et la première grande distinction entre les classes. Lorsque cette distinction fut établie, elle se maintint et se fortifia. La classe servile une fois constituée, on y plaça non seulement les captifs pris à la guerre, mais aussi d’autres hommes. L’usage de vendre les enfants est très répandu parmi les peuples primitifs ; les enfants vendus ainsi par leurs parents devinrent, au même titre que les bêtes de somme, esclaves des acheteurs. Il arriva aussi que des hommes mourant de faim ou incapables de se défendre s’offrirent comme esclaves à d’autres afin de prolonger leur vie sous leur protection. Un autre cas fut celui de l’esclavage pour dette ; l’homme incapable de s’acquitter devint, par l’aliénation de sa liberté personnelle, de son corps, sa dernière propriété, l’esclave du créancier. Enfin, l’usage s’établit d’imposer l’esclavage en expiation d’un crime ; cette cause de réduction en esclavage fut probablement la dernière dans l’ordre historique ; c’est aussi la seule qui subsiste encore parmi les peuples les plus civilisés ; elle n’a plus que le caractère de châtiment, puisque le criminel n’est pas donné comme esclave à la victime du crime, mais à l’Etat qui l’emploie aux travaux publics. A partir du moment où la classe servile fut constituée, elle tendit à s’accroître, d’autant plus que les autres membres de la société se déchargeant sur elle de la plus grande partie du travail avaient intérêt à son accroissement. Les progrès de la civilisation produisirent ensuite une seconde forme de l’esclavage, le servage.