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Dix mois s’étaient écoulés, un second printemps était venu, et nous attendions avec impatience l’arrivée de nos amis les Bédouins, lorsqu’un courrier vint heureusement nous annoncer leur approche. Nous nous hâtâmes de le renvoyer au drayhy, qui le récompensa largement de la bonne nouvelle qu’il lui apportait de mon rétablissement ; elle causa une joie universelle au camp, où l’on me croyait mort depuis longtemps. Nous attendîmes encore quelques jours que la tribu se fût approchée davantage. Dans cet intervalle, une histoire singulière vint à ma connaissance ; je la crois digne d’être racontée comme détail de mœurs.

Un négociant de l’Anatolie, escorté de cinquante hommes, menait dix mille moutons pour les vendre à Damas. En route, il fit connaissance avec trois Bédouins, et se lia d’amitié avec l’un d’eux ; au moment de se séparer, celui-ci proposa de lier fraternité avec lui. Le négociant ne voyait pas trop à quoi lui servirait d’avoir un frère parmi de pauvres Bédouins, lui propriétaire de dix mille moutons, et escorté de cinquante soldats ; mais le Bédouin, nommé Chatti, insistant, pour se débarrasser de son importunité, il consentit à lui donner deux piastres et une poignée de tabac, comme gages de fraternité. Chatti partagea les deux piastres entre ses compagnons, leur disant :

— « Soyez témoins que cet homme est devenu mon frère. » Puis ils se séparèrent, et le marchand n’y pensa plus. Arrivé dans un lieu nommé Ain-el-Alak, un parti de Bédouins, supérieur en nombre, attaqua son escorte, la mit en déroute, s’empara de ses moutons et le dépouilla entièrement, ne lui laissant que sa chemise ; il arriva à Damas dans ce piteux