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au milieu d’une foule inconnue et d’un monde étranger, c’est une patrie tout entière ; nous l’éprouvâmes en nous trouvant chez M. Baudin ; et les douces heures passées à causer de l’Europe, de l’Asie, le soir à la lueur de sa lampe, au bruit du jet d’eau de sa cour, sont restées dans ma mémoire et dans mon cœur, comme un des plus délicieux repos de mes voyages.

M. Baudin est un de ces hommes rares que la nature a faits propres à tout : intelligence claire et rapide, cœur droit et ferme, infatigable activité ; l’Europe ou l’Asie, Paris ou Damas, la terre ou la mer, il s’accommode de tout, et trouve du bonheur et de la sérénité partout, parce que son âme est résignée, comme celle de l’Arabe, à la grande loi qui fait le fond du christianisme et de l’islamisme, soumission à la volonté de Dieu ; et aussi parce qu’il porte en lui cette ingénieuse activité d’esprit qui est la seconde âme de l’Européen. Sa langue, sa figure, ses manières, ont pris tous les plis que sa fortune a voulu lui donner. À le voir avec nous causant de la France et de notre politique mouvante, on l’eût pris pour un homme arrivé la veille de Paris, et y retournant le lendemain ; à le voir le soir couché sur son divan, entre un marchand de Bassora et un pèlerin turc de Bagdhad, fumant la pipe ou le narguilé, défilant paresseusement entre ses doigts les grains d’ambre du chapelet oriental, le turban au front, les babouches aux pieds, disant un mot par quart d’heure sur le prix du café ou des fourrures, on le prendrait pour un marchand d’esclaves ou pour un pèlerin revenant de la Mecque. Il n’y a d’homme complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie.