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main ! Mais moi, je le sens profondément, je ne suis rien qu’un de ces hommes sans effigie, d’une époque transitoire et effacée, dont quelques soupirs ont eu de l’écho, parce que l’écho est plus poétique que le poëte. Cependant j’appartenais à un autre temps par mes désirs ; j’ai souvent senti en moi un autre homme ; des horizons immenses, infinis, lumineux de poésie philosophique, épique, religieuse, neuve, se déchiraient devant moi : mais, punition d’une jeunesse insensée et perdue ! ces horizons se refermaient bien vite. Je les sentais trop vastes pour mes forces physiques ; je fermais les yeux pour n’être pas tenté de m’y précipiter. Adieu donc à ces rêves de génie, de volupté intellectuelle ! Il est trop tard. J’esquisserai peut-être quelques scènes, je murmurerai quelques chants, et tout sera dit. À d’autres ! et, je le vois avec plaisir, il en vient d’autres. La nature ne fut jamais plus féconde en promesses de génie que dans ce moment. Que d’hommes dans vingt ans, si tous deviennent hommes !

Cependant, si Dieu voulait m’exaucer, voici tout ce que je lui demanderais : Un poëme selon mon cœur et selon le sien ! une image visible, vivante, animée et colorée de sa création visible et de sa création invisible ; voilà un bel héritage à laisser à ce monde de ténèbres, de doute et de tristesse ! un aliment qui le nourrirait, qui le rajeunirait pour un siècle ! Oh ! que ne puis-je le lui donner ; ou, du moins, me le donner à moi-même, lors même que personne, autre que moi, n’en entendrait un vers !