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imagination qui a toujours eu seize ans ! Je la cherche en idée dans la modeste et pieuse solitude de Milly, où elle nous a élevés, où elle pensait à nous pendant que les vicissitudes de ma jeunesse nous séparaient. Je la vois attendant, recevant, lisant, commentant mes lettres, s’enivrant plus que moi-même de mes impressions. Vain songe ! elle n’y est plus ; elle habite le monde des réalités ; nos songes fugitifs ne sont plus rien pour elle : mais son esprit est avec nous, il nous visite, il nous suit, il nous protège ; notre conversation est avec elle dans les régions éternelles.

J’ai perdu ainsi avant l’âge de la maturité la plus grande partie des êtres que j’ai aimés le plus ou qui m’ont le plus aimé ici-bas. Ma vie aimante s’est concentrée, mon cœur n’a plus que quelques cœurs pour se réfugier ; mon souvenir n’a plus guère que des tombeaux où se poser sur la terre ; je vis plus avec les morts qu’avec les vivants. Si Dieu frappait encore deux ou trois de ses coups autour de moi, je sens que je me détacherais entièrement de moi-même ; car je ne me contemplerais plus, je ne m’aimerais plus dans les autres ; et ce n’est que là qu’il m’est possible de m’aimer.

Très-jeune, je m’aimais en moi : l’enfance est égoïste. C’était bon alors, à seize ou dix-huit ans, quand je ne me connaissais pas encore, quand je connaissais encore moins la vie ; mais à présent, j’ai trop vécu, j’ai trop connu pour tenir à cette forme d’existence qu’on appelle le moi humain. Qu’est-ce qu’un homme, grand Dieu ? Et quelle pitié d’attacher la moindre importance à ce que je sens, à ce que je pense, à ce que j’écris ! Quelle place est-ce que je tiens dans les choses ? quel vide laisserai-je dans le monde ? Un vide de