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notes.

» N’ayant rien de mieux à faire, je me rendis : je pris sa main et le suivis.

» Il faut l’avoir éprouvé pour savoir tout ce qu’il y a d’âcre et de piquante volupté dans cet horrible danger qu’on court ainsi pour son plaisir, dans ce téméraire passage sur un précipice de deux mille pieds de profondeur, lorsqu’un vertige ou un faux pas peut vous le faire mesurer la tête la première. Quelques brouillards confus obscurcissaient encore les premières clartés du jour, et le demi-crépuscule qui se prolongeait étendant un rideau de brume sur le précipice le rendait encore plus affreux ; il le remplissait d’ombres fantastiques, de figures bizarres qui tourbillonnaient et se confondaient dans une mêlée générale, lorsque le vent jetait quelques nuages fuyards entre elle et la terre.

» Je tenais la main de mon guide, et je le suivais en m’appuyant aux rochers de l’autre main comme un aveugle le long d’un mur, et j’attachais mes yeux à quelques touffes de genièvre qui croissaient dans un des interstices de la roche, et je cherchais à éloigner mes regards de l’abîme ; mais à peine eus-je fait une vingtaine de pas, qu’oublieux du danger, je me laissai aller à la distraction, et instinctivement mes yeux descendirent jusqu’au fond du gouffre. Au même instant, j’éprouvai l’émotion la plus étrange que j’aie jamais ressentie : je ne l’oublierai jamais. Mon cœur se troubla et battit avec force, mes jambes tremblèrent, toutes mes pensées se perdirent comme dans un nuage, et je n’éprouvai plus rien, sinon cette incroyable et sauvage volupté qui s’empare de tout votre être dans ces songes où il semble qu’une force surnaturelle vous emporte dans l’air, et vous laisse retomber à travers un espace qui ne finit jamais. Mon compagnon, qui s’aperçut à temps de ce qui m’arrivait, me secoua vivement le bras, et m’arracha ainsi aux fascinations de l’abîme. Quand nous eûmes traversé cet épouvantable défilé, nous nous assîmes un moment sous un mélèze pour nous reposer. Nous avions devant nous la magnifique vallée de l’Isère, qui s’élargissait à cet endroit comme une immense arène dont les Alpes étaient l’amphithéâtre. Dans un coin du ciel, un pan de lune se montrait encore ; puis le soleil crevant le brouillard commençait à rendre la brume moins épaisse, et à travers les échappées laissait venir à nous quelques rayons encore pâles et tièdes qui riaient sur nos vêtements, imprégnés d’humidité se résolvant en petits flocons de fumée qui fuyaient dans l’air. La nature semblait vouloir se réveiller de son engourdissement : aucun bruit d’être vivant ne se faisait entendre ; seuls le lointain murmure