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jocelyn.

Le frère dépouillé voyant l’autre sans titre,
Descendant à son tour, alla chercher l’arbitre,
Et dit : « Voyez… plus d’ombre ! ainsi tout est à moi ! »
Et le juge, prenant la lettre de la loi,
Jugea comme le vent, et le soleil, et l’ombre ;
Et des sillons du champ sans égaler le nombre,
Lui donna l’héritage avec tout son contour,
Et tous deux eurent trop ou trop peu tour à tour ;
Et, descendant du champ où la borne ainsi glisse,
Ils disaient dans leur cœur : « Où donc est la justice ? »


Or, un sage, passant par là les entendit,
Écouta leurs raisons en souriant, et dit :
« On vous a mal jugés ; mais jugez-vous vous-même.
» Votre borne flottante est de vos lois l’emblème :
» La borne des mortels n’est jamais au milieu.
» Mesurez la colline à la toise de Dieu.
» Elle n’est, mes amis, dans l’arbre ni la haie,
» Ni dans l’ombre que l’heure ou prolonge ou balaie,
» Ni dans la pierre droite avec ses deux garants,
» Que renverse le soc ou roulent les torrents ;
» Ni dans l’œil des témoins, ni dans la table écrite,
» Ni dans le doigt levé du juge qui limite.
» La justice est en vous : que cherchez-vous ailleurs ?
» La borne de vos champs ! plantez-la dans vos cœurs
» Rien ne déplacera la sienne ni la vôtre ;
» Chacun de vous aura sa part dans l’œil de l’autre. »
Les deux frères, du sage écoutant le conseil,
Ne divisèrent plus par l’ombre ou le soleil ;
Mais, dans leur équité plaçant leur confiance,
Partagèrent leur champ avec leur conscience,
Et devant l’invisible et fidèle témoin
Nul ne fit son sillon ni trop près ni trop loin. »