Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 4.djvu/215

Cette page a été validée par deux contributeurs.
214
jocelyn.

» Mais si Dieu, rappelant le seul être qui t’aime,
» T’enlevait ton ami ; si je mourais moi-même !
» Toi, que deviendrais-tu ? — Ce que je deviendrais ?
» Peux-tu le demander, toi ? Moi, si tu mourais !… »
Puis, me fermant du doigt la bouche avec colère,
M’entraîna, sans répondre, au tombeau de son père :
— « Il m’a mis dans tes bras comme un sacré dépôt,
» S’écria-t-il ; tu dois le lui rendre là-haut ;
» Il veille dans le ciel sur ta double existence :
» Je crois à ton soutien comme à sa providence.
» Mais, en croyant au Dieu que m’enseigne ta voix,
» Ah ! ne t’y trompe pas, c’est à toi que je crois ;
» Et s’il brisait en toi sa plus sensible image,
» Si je ne voyais plus son ciel dans ton visage,
» S’il ne m’éclairait plus le cœur par ton regard,
» Va, je ne croirais plus qu’au malheur, au hasard,
» Et j’irais dans la mort l’interroger lui-même,
» Pour savoir si l’on dort là-bas, ou si l’on aime ! »
Et, comme revenant de son égarement :
— « Pardonne, reprit-il, j’ai trop d’emportement ;
» J’ai peut-être dit là des mots dont Dieu s’offense.
» Mais la mort, n’est-ce pas une éternelle absence ?
» Tu n’en parlerais plus, ami, si tu m’aimais.
» Ta mort, la mienne, oh ! moi, je n’y pense jamais ! »
Puis, s’échappant soudain d’une course insensée,
Comme pour secouer du front une pensée,
Il courut vers les bords d’un abîme sans fond,
Où deux rochers, courbés comme l’arche d’un pont,
Laissant entre leurs pans un intervalle immense,
Du lac qui gronde au pied recouvraient toute une anse ;
Et, prenant son élan comme pour s’y jeter,
Il le franchit d’un bond qui me fit palpiter.
— « Ah ! tu frémis, dit-il avec un rire étrange ;
» Tant mieux ; tu m’as parlé de mort, et je me venge ! »