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troisième époque.

À peine séparés par une courte avance,
Les fuyards n’avaient plus qu’une faible espérance ;
Les soldats rechargeaient leurs armes en courant ;
Les deux proscrits touchaient aux parois du torrent :
Il fallait ou périr, ou trouver un passage.
Ils s’arrêtent glacés d’horreur sur le rivage ;
Le gouffre est sous leurs yeux, et la mort sur leurs pas.
Je les vois s’embrasser ; je ne réfléchis pas
Qu’un cri de mon séjour va trahir le mystère :
Je jette un cri soudain, perçant, involontaire ;
Ils m’entendent, j’accours ; je montre, de ma main,
Sur le gouffre fumant le hasardeux chemin.
Aussitôt des proscrits le plus âgé s’élance,
Donnant la main à l’autre encore dans l’enfance ;
Pour soutenir leurs pas j’accours de mon côté.
Au droit sommet du pont ils ont déjà monté ;
Déjà le plus âgé me tend du haut de l’arche
L’enfant pâle et tremblant, dont je soutiens la marche :
« Sauvez, sauvez, dit-il, généreux étranger,
» Cet enfant que je vais ou défendre ou venger !
» J’entraînerai du moins ses bourreaux dans ma chute.
» Fuyez, et que ma mort vous donne une minute ! »
Déjà les deux soldats, poussés par leur ardeur,
Sans sonder du ravin l’immense profondeur,
Sur ces blocs suspendus, plus polis que la glace,
Leurs crosses à l’épaule, avançaient sur sa trace.
Quand le proscrit les voit au plus horrible pas,
Il arme son fusil pour un double trépas ;
Quatre éclairs à la fois jaillissent de la pierre,
Les quatre coups partis ne font qu’un seul tonnerre.
Les deux soldats, frappés par cette double mort,
Tombent comme un seul bloc, glissent, roulent du bord ;
En vain leurs doigts crispés et leurs dents convulsives
Du pont sans parapet pressent, mordent les rives :