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MADAME DE SÉVIGNÉ.

le soir, mais je vous avoue que j’ai été extrêmement saisie quand je l’ai vu entrer par cette petite porte ; si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme le mien, vous auriez pitié de moi. J’ai été voir madame de Guénégaud, notre chère voisine ; nous avons bien parlé du cher ami ; elle a vu Sopho (mademoiselle de Scudéri), qui lui a donné du courage ; pour moi, j’irai demain en reprendre chez cette amie, car je sens que j’ai besoin de reconfort ; ce n’est pas que l’on ne dise mille choses qui doivent faire espérer, mais, mon Dieu ! j’ai l’imagination si vive que tout ce qui est incertain me fait mourir ! » Puis, s’indignant jusqu’à la révolte contre le gouvernement : « L’émotion test grande, dit-elle, mais la dureté l’est encore plus ! » Elle sollicite elle-même le rapporteur du procès, d’Ormesson, comme dans une cause personnelle.

« Fouquet est un homme dangereux ! » dit le roi, à son lever, quelques jours avant le jugement. Ce mot était un arrêt ; cependant madame de Sévigné s’obstinait à ne pas désespérer de la justice ou de la miséricorde des hommes.

« Tout le monde, écrit-elle, s’intéresse dans cette grande affaire ; on ne parle pas d’autre chose ; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts des opinions, on s’attendrit, on craint, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé ; enfin, mon pauvre monsieur, c’est une chose extraordinaire que l’état où l’on est présentement. C’est une chose divine que la résignation et la fermeté de notre cher malheureux ! Il sait tous les jours ce qui se passe, et il faudrait faire des volumes à sa louange. »

Qui ne reconnaîtrait dans cet accent celui d’un sentiment supérieur à la passion pour la justice et à l’attendrissement même de l’amitié ! Fouquet avait dans madame de Sévigné moins qu’une amante, plus qu’une amie, une pro-