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GUILLAUME TELL.

crime ; soit que la flèche fût partie en effet d’un autre main que la sienne, Tell ne revendiqua jamais pour lui-même le meurtre de Gessler : il laissa le crime ou la gloire au mystère ; il se contenta de recouvrer sa femme et ses fils, laissant à d’autres l’honneur de reconquérir la liberté politique de son pays, sauvé ou vengé par sa flèche, et n’ayant fomenté, lui, d’autre révolte que la révolte de la nature. C’est cette révolte, plus légitime et plus sainte que l’acte, qui fit de lui et malgré lui le héros de la Suisse. Une femme, Lucrèce, avait délivré Rome ; un père, Guillaume Tell, avait délivré l’Helvétie !

Ce dernier attentat de Gessler à la paternité ; ce drame de la pomme ; ce supplice moral du père ; ce meurtre exécrable de l’enfant par la main de celui qui lui avait donné le jour, si cette main avait tremblé ; ces angoisses et ces cris d’horreur de toutes les mères ; cette immolation enfin du tyran sauvé d’abord par sa victime, puis frappé dans son impatience de nouveaux crimes par une invisible main, firent fermenter à l’instant le complot formé par les conjurés du Grutli pour la liberté des montagnes. Chaque paysan trouva un complice dans chaque paysan ; on s’entendit sans s’interroger ; on compta les uns sur les autres sans se prêter d’autre serment que celui du regard, de la physionomie, de la main serrée par la main. L’âme de Guillaume Tell, au moment où il tendait son arc, hésitant entre la pomme placée sur le front de son enfant et le cœur de Gessler, avait passé dans toute la Suisse.

Le 31 décembre, les trois chefs de la conjuration du Grutli levèrent leurs bannières et appelèrent leurs compatriotes aux armes. La bannière d’Uri représentait une tête de taureau avec les chaînons brisés du joug pendant sur le cou ; celle de Schwytz, une croix, double symbole de supplice et de délivrance ; celle d’Underwald, deux clefs, image des clefs de l’apôtre saint Pierre, qui allaient