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GUILLAUME TELL.

seigneurs du parti de l’Autriche des ports, des lacs, des débouchés, des vallées et des châteaux qui dominaient le pays, les baillis ne redoutaient rien de cette indignation sourde des paysans ; les cœurs seuls leur échappaient, mais la terre et les bras étaient enchaînés. Le plus cruel et le plus insolent de ces proconsuls de l’empire était le bailli Gessler, un de ces hommes contempteurs des hommes, qui rendent l’oppression si intolérable, qu’ils contraignent les fers mêmes à éclater sous leurs mains. Toutes les montagnes retentissaient de ses crimes contre l’honneur des femmes et contre la vie des paysans ; son nom était la terreur, le scandale et l’humiliation des campagnes. Il ne déguisait ni sa haine ni son mépris pour ce peuple esclave. Sa présence dans un village était un fléau pour les habitants. Toute ombre de bien-être ou de supériorité dans une famille était à ses yeux une insolence de la liberté.

Un jour qu’il parcourait le canton de Schwytz avec son escorte d’hommes armés, il aperçut une nouvelle maison construite avec un certain luxe rustique par un père de famille nommé Werner Stauffacher. « N’est-il pas honteux, s’écria-t-il en s’adressant à ses courtisans, que de misérables serfs bâtissent de pareilles maisons, quand des huttes seraient trop bonnes pour eux ? — Laissez-la construire, lui répondit son écuyer ; quand elle sera achevée, nous ferons sculpter sur la porte les armes de l’empereur, et nous verrons si celui qui la bâtit sera assez hardi pour nous la disputer. — Tu as raison, » répondit Gessler ; et il continua sa route en riant du piége tendu au paysan par son conseiller.

Cependant la femme de Staulfacher était sur sa porte pendant que Gessler passait devant la maison, et elle avait entendu l’entretien du bailli et de l’écuyer. Elle trembla et renvoya les ouvriers avant la fin du jour, de peur d’offenser