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HÉLOISE. — ABÉLARD.

mortes : il écrivait, il parlait en grec et en latin, mais il chanta en français.

Les poésies dont il composait lui-même la musique, afin que la passion dont elles étaient animées se communiquât par deux sens à la fois à l’âme, devinrent le manuel des poëtes ; elles se répandirent avec la rapidité d’un écho qui se multiplie par tous les cœurs ; elles furent l’entretien des lettrés, les délices des femmes, la langue secrète des amants, l’interprète des sentiments inavoués, le chant populaire des villes, des châteaux, des chaumières ; elles portèrent le nom du jeune musicien et du poëte familier dans toutes les provinces de la France. Il eut sa gloire confidentielle dans le secret de l’âme de tout ce qui aimait, rêvait, soupirait ou chantait au printemps de sa vie. Une voix mélodieuse, qui ajoutait la vie et la palpitation aux paroles et à la musique, une adolescence précoce en renommée, une beauté grecque du visage, une taille élevée et souple, une démarche noble, une modestie où la pudeur de l’âge rougissait de la maturité du talent, ajoutaient en lui l’attrait à la gloire. Il était le rêve des yeux, de l’oreille et du cœur des femmes qui l’avaient vu, ou qui seulement avaient entendu prononcer son nom. C’est ainsi qu’Héloïse se le retrace elle-même longtemps après la ruine de ses illusions et de son amour.

Mais il chantait ainsi dans ses vers précoces des sentiments qu’il n’éprouvait pas encore. Ses poésies amoureuses étaient des jeux de son imagination. Imitées des poëtes antiques, elles avaient l’accent du cœur, mais ce n’était pas du sien. Il vivait à l’ombre, dans l’étude, dans la piété et dans des perspectives de gloire. Ses chants n’étaient pour lui qu’un délassement ; la philosophie et l’éloquence le possédaient tout entier. Sa parole assouplie par la difficulté des vers, son élocution rendue plus harmonieuse par la musique, la fécondité riche et spontanée de sa pensée,