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GUILLAUME TELL.

invasions de barbares, et surtout des Hongrois, qui empiétaient sur leurs vallées. Elles se construisirent des remparts et des citadelles ; elles astreignirent leurs habitants à être tout à la fois citoyens et hommes d’armes ; elles devinrent des cités indépendantes, rivales des seigneurs et des abbés, qui, jusque-là, dominaient seuls sur les paysans. L’empereur d’Allemagne entretenait en Suisse un vice-roi sous le nom de bailli, qui faisait justice de tous, et qui tyrannisait également en son nom les villes, les couvents, les châteaux.

Les comtes de Hapsbourg, famille puissante du canton d’Argovie, les comtes de Ptapperschwyl, dominateurs du lac de Zurich ; les comtes de Toggembourg, rivaux de ces deux maisons, inexpugnables dans leur château de Fischingen, et plusieurs autres familles puissantes, se disputaient la domination de ces groupes de montagnes, de ces lacs et de ces vallées. Leur subordination toute nominale à l’empire d’Allemagne n’avait de sanction que leur intérêt. Leurs lois n’étaient que leurs caprices. C’étaient les trente tyrans d’Athènes héréditaires et disséminés dans autant de citadelles, à l’embouchure de toutes les vallées. Leurs mœurs étaient sauvages comme leurs sites. Leurs traditions sont pleines de sang. Celles des comtes de Toggembourg attestent le féroce arbitraire de leurs justices.

Leur château, construit au sommet d’un rocher sur le lac, était un asile inaccessible à leurs ennemis. Un des seigneurs de cette maison, nommé Henri de Toggembourg, avait épousé une femme nommée Ida, dont la beauté était la merveille de la Suisse. Le comte était aussi jaloux qu’amoureux de sa belle épouse. Un hasard vint donner un corps apparent à cette ombre de la jalousie, qui obscurcissait son bonheur. Un jour que la comtesse Ida contemplait par une fenêtre de sa tour le lac et les vallées déroulés sous ses yeux, elle laissa par distraction rouler