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GUILLAUME TELL.

longtemps comme le souvenir vivant d’un peuple primitif au cœur des vieilles civilisations de l’Europe, comme une race neutre entre les races qui se combattent au pied de ses Alpes, et comme un asile ouvert tour a tour aux proscrits de toutes les révolutions et de toutes les contre-révolutions des peuples de l’Occident !

Ses vertus ne sont ternies que par un vice, vice naturel aux peuples pauvres, la cupidité. L’avarice lui rétrécit la main et le cœur. Il vend tout, même son propre sang, pour rapporter un peu d’or dans son pays, qui n’en produit point. Naturellement brave et fidèle, il trafique de ses enfants, qu’il loue, pour un vil salaire, aux princes ou aux nations qui veulent le payer. Indifférent à la cause pour laquelle il s’engage jusqu’à la mort, il est le mercenaire des cours ou des camps. Il a fait de la guerre, qui ne doit être qu’un dévouement, un métier. Il tue où il se fait tuer pour une solde. Libre chez lui, il prête chez les autres son bras aux souverains pour subjuguer les peuples. Le temps de son service fini, il passe à un autre service avec l’impassibilité de ces gladiateurs du cirque ou de ces éléphants dressés pour la guerre, qui combattaient tour à tour avec la même vaillance pour les Perses ou pour les Romains.

Les vallées hautes des Alpes, inondées de torrents, de lacs et de marais, ombragées de ténébreuses forêts peuplées d’ours et de bêtes fauves, furent les dernières conquêtes de l’homme de l’Occident sur la stérilité et sur le désert. À l’époque des grandes migrations d’hommes du Nord, sortant comme des essaims des plaines de la Tatarie pour inonder l’Europe, et refoulant devant elles des populations déjà domiciliées, on dit que des colonies fugitives de Cimbres, et surtout de Suédois, race déjà endurcie aux frimas du pôle, furent attirées dans ces hautes vallées par l’analogie : de sites, de forêts de sapins,