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GUILLAUME TELL.

revenu du service étranger au sommet des chalets d’où il revoit le clocher de son village. On appelle ces chants des ranz. Les fils et les filles des Alpes pleurent et languissent quand ils les entendent par hasard loin de leur pays. Il y a pour eux mille apparition s dans un seul son de voix. Ainsi est fait leur cœur, et ainsi est construit le cœur de l’homme. Une voix lui rappelle une mémoire, un moment lui repeint toute une vie, une larme lui monte aux yeux, et dans cette larme se retrace tout un univers. Plus l’homme est simple, plus il a en lui de ces retours vers l’infini. Il en est du cœur humain comme d’un édifice : plus il est vide, plus il retentit.

Le caractère national de ce peuple est resté antique dans nos jours modernes. Le Suisse est un paysan éternel : il est pieux, il est naïf, il est laborieux, il est berger, il est cultivateur, il est patriote, il est soldat, il est artisan, il est libre surtout, il ne marchande pas sa vie contre la servitude. La petitesse de sa patrie a fait pour lui du canton une famille. Il n’a aucune ambition de conquête, mais il redoute toujours d’être conquis. Cette ombrageuse jalousie de l’usurpation d’un canton sur l’autre lui permet à peine de s’allier imparfaitement avec les autres groupes de même nation dans une confédération incomplète où manque l’unité, et, par conséquent, la force. Un roi lui paraîtrait un tyran ; une république même, trop concentrée et trop impérieuse sur ses citoyens, lui serait insupportable. Le pouvoir municipal est le seul qu’il puisse tolérer. Il veut se gouverner par des mœurs et non par des lois. Ses usages sont presque sa seule législation. C’est un gouvernement par villages et presque par familles. Son républicanisme n’est pas national, il est individuel ; de la sa liberté, mais de la aussi sa faiblesse ; s’il n’était pas défendu par la nature et par la stérilité de sa patrie, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. Plaise au ciel qu’il existe