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HÉLOÏSE. — ABÉLARD.

lard, dans cette solitude, eut pour supérieur et pour geôlier le plus tendre et le plus miséricordieux des amis.

Héloïse, rassurée sur le sort de son époux, veilla de loin, par ses lettres et par ses prières, sur l’âme et sur la santé d’Abélard. Les derniers jours de cet homme, qui avait allumé et perdu la passion du monde, mais qui avait su conserver la passion d’une femme et la tendresse d’un ami, s’écoulèrent dans les entretiens poétiques et pieux de Pierre le Vénérable, dans l’étude des choses éternelles, dans le mépris des vanités qui n’avaient pas payé le prix d’un cœur, et dans l’espoir de la réunion bienheureuse qu’Héloïse lui assignait au ciel.

On montre encore a l’extrémité d’une allée déserte, au pied des murs d’enceinte flanqués de tours de l’abbaye, au bord des longues prairies bordées de bois, au murmure de la rivière, au sifflement des brises dans les joncs d’un étang tari, un tilleul immense contemporain des flèches monastiques, à l’ombre duquel Abélard venait s’asseoir et rêver, le visage tourné du côté du Paraclet. Les religieux, fiers d’avoir prêté l’hospitalité de leur cloître à cette gloire du onzième siècle, s’étaient transmis cette tradition. Depuis, la révolution française, qui a tant emporté, a respecté ce tilleul et une ou deux flèches de la basilique ; les derniers religieux ont raconté cette légende aux habitants de la ville, qui la redisent aux visiteurs. Moi-même je possède sous un tilleul de trois siècles, dans mon jardin de Saint-Point, le banc de pierre grise, sonore comme une cloche, sur lequel Abélard, d’après la tradition, s’asseyait près du tilleul de Cluny. J’y ai transporté aussi une large table de la même pierre, sur laquelle il reposait sa tête, méditant ses hymnes ou repassant ses malheurs et ses amours.

Son âme, consumée du feu de la passion et du feu du génie, découragée de bonheur par l’infortune, et de gloire