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HÉLOISE. — ABÉLARD.

saint Bernard personnifiait le prosélytisme et la terreur. Pierre le Vénérable, élu, jeune encore, au gouvernement de son ordre par l’éclat de ses talents et par la séduction de son caractère, poëte, philosophe, écrivain, négociateur, homme d’État dans la piété et homme de piété dans la politique, était un autre Abélard, mais un Abélard sans ses orgueils et sans ses faiblesses. Il portait sur ses traits l’empreinte en relief de son âme. Grand, mince de taille, grave de démarche, beau de visage, doux de regard, recueilli l’expression, gracieux d’accueil, silencieux d’habitude, il était persuasif quand il parlait. Placé, pour ainsi dire, par l’élévation de ses idées, à égale distance du ciel et de la terre, et, de la, également attentif aux choses d’en haut et aux choses d’ici-bas, il représentait la sainteté chrétienne, attirait le monde à elle par l’attrait de sa mansuétude, au lieu de l’épouvanter de ses rigueurs et de ses invectives. Le parfum de ses vertus était si pénétrant et si durable, que le souvenir, après huit siècles, s’en est encore conservé du père au fils, parmi le peuple de la ville et de la vallée de Cluny, et que le hasard ayant fait découvrir, il a quelques années, une tombe que l’on croit la sienne, les femmes et les enfants se disputèrent sa poussière, par une tradition d’amour dans le pays.

Il avait eu des querelles avec saint Bernard, qui objurguait tout ce qu’il ne pouvait dominer ; il aimait Abélard pour sa poésie, pour son éloquence, surtout pour ses malheurs. Héloïse était à ses yeux la merveille des siècles et du sanctuaire. Il était allé visiter le Paraclet, plein de la renommée, de la piété et des larmes de cette veuve d’un époux vivant, il avait rapporté de son entretien. De l’édification, de l’enthousiasme et de la pitié ; il entretenait avec elle un commerce de lettres.

Tel était l’homme à qui Abélard fugitif allait demander l’asile d’une nuit.