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HÉLOÏSE. — ABÉLARD.

chasser, moi ; moi, qui pour vous obéir n’aurais pas hésité alors à vous suivre jusque dans les enfers ! car mon cœur n’était pas avec moi, mais avec vous… Faites donc qu’il soit bien avec vous, je vous en conjure, et il sera bien avec vous, si vous l’exaucez, si vous lui rendez tendresse pour tendresse…

» Jadis on pouvait douter de la pureté des motifs qui m’attachent à vous ; mais la fin ne montre-t-elle pas quelle fut la nature de mon amour dès le commencement ? Je me suis sevrée de toute félicité mondaine, je ne me suis réservé des jouissances terrestres qu’une seule, le droit de me regarder comme toujours à vous.

» Ah ! par ce Dieu à qui vous vous êtes consacré, je vous adjure de me rendre votre présence autant qu’il vous est permis, c’est-à-dire en m’écrivant quelques lettres de consolation, afin que, fortifiée par cette lecture, je m’élève avec plus d’ardeur au service de Dieu !… Lorsque autrefois vous aspiriez à des délices profanes, vous me visitiez par de fréquentes épîtres qui apprenaient le nom d’Héloïse à toutes les lèvres ; toutes les places, toutes les maisons retentissaient de ce nom. Eh quoi ! pour m’élever aujourd’hui à Dieu, ne pourriez-vous faire ce que vous faisiez jadis pour me solliciter a des tendresses terrestres ? Ah ! pensez-y !… Je finis cette longue lettre par ce seul mot : Mon unique et mon tout, adieu ! »

Abélard rompt enfin un silence de tant d’années, ému par ces accents : « O ma sœur, dit-il à son épouse, vous qui me fûtes si chère dans le siècle, vous qui m’êtes plus chère mille fois en Jésus-Christ, je vous envoie la prière que vous me demandez avec tant d’instance. Offrez à Dieu avec vos compagnes un holocauste d’invocation pour expier nos graves et innombrables fautes, pour conjurer les périls qui m’enveloppent à toute heure du jour ! » Puis il disserte longuement mais froidement avec elle sur l’efficacité