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HÉLOISE. — ABÉLARD.

que vos regards tombassent sur elle ?… Quelle reine n’a pas envié mon bonheur ?…

» N’aviez-vous pas deux dons qui fascinaient irrésistiblement les cœurs de toutes les femmes : l’éloquence et le chant ? C’est par ces dons qu’en vous délassant de vos études de philosophie, vous composiez ces chansons d’amour qui, partout répétées à cause du charme de la poésie et de la musique, faisaient redire votre nom et le mien à toutes les bouches. Ainsi mon nom retentit dans beaucoup de pays, et l’envie de beaucoup de femmes à cause de vous s’alluma contre moi !… Et quelles perfections d’esprit et de corps n’ornaient pas en effet votre adolescence ?…

» Je vous ai fait du mal, et pourtant, vous le savez, j’étais innocente !… Dites-moi seulement pourquoi, depuis que je me suis faite captive dans le cloître par votre volonté, vous m’avez punie en me négligeant, en m’oubliant, en me privant de votre présence et même de vos lettres ?… Dites-le, si vous l’osez ! Ah ! je le sais, moi, et le monde le soupçonne : c’est que votre amour n’était pas aussi pur, aussi désintéressé que le mien ; dès que vous avez cessé de désirer un bonheur profane, vous avez cessé d’aimer.

» … Ah ! faites, je vous en supplie, ce que je demande : c’est si peu, et si facile à vous ! Parlez-moi au moins de loin par ces paroles qui me rendent l’illusion de votre présence. J’avais cru tout mériter de vous, quand, si jeune, j’embrassais pour vous complaire les austérités du cloître ; quelle récompense ai-je attendue de Dieu, pour l’amour de qui j’ai bien moins fait ce que j’ai fait que pour l’amour de vous ?… Quand vous avez marché vers Dieu, j’ai suivi !… Comme si vous vous souveniez de la femme de Loth, qui regarda derrière elle, vous avez cru devoir me lier par l’habit et les vœux monastiques, quand vous-même vous quittiez le siècle !… Ah ! que c’était bien mal me connaître… J’en ai profondément gémi, j’en ai rougi ! M’en