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HÉLOISE. — ABÉLARD.

souvenirs ou un de ses regrets ne scandalisât le monde ou ne troublât la contemplation sublime de son époux. Les portes du monastère d’Argenteuil n’ébruitaient rien de cet immense amour qui survivait derrière leurs murs.

Une persécution les brisa. Suger, abbé de Saint-Denis, prétendit que le monastère d’Argenteuil appartenait à son ordre, et il chassa impitoyablement les religieuses, comme un troupeau sans bercail et sans pasteur. Le cri de leur détresse arriva jusqu’à Abélard. Soit que ses propres malheurs eussent attendri son âme, soit que la mémoire des félicités de la jeunesse, qui se ranime au soir de la vie comme une voix sourde quand le bruit tombe, soit que la comparaison entre le dévouement de cette femme immolée, les ingratitudes du monde et le néant de la gloire rallumassent en lui les saintes reconnaissances d’un amour mal éteint, Abélard accourut de son désert au secours d’Héloïse errante et persécutée.

Il la conduisit au Paraclet avec ses compagnes, lui fit don de ce monastère dont elle devint l’abbesse, et la visita souvent pour assister de sa présence et de sa fortune l’indigence de celle à qui il avait ouvert cet asile. Agé alors de plus de cinquante-huit ans, revêtu du costume sacerdotal, devenu père spirituel d’époux charnel qu’il avait été, le monde respecta cette union de deux âmes tendres qui n’avaient de commun dans le passé que des gémissements, dans le présent que des saintetés, dans l’avenir que le ciel.

Mais ses ennemis ne les respectèrent pas : ils semèrent d’odieuses calomnies sur la pureté de ce commerce tout mystique entre Abélard et son ancienne épouse. Il se retira de nouveau, pour les faire tomber, dans son désert de Bretagne. Il préféra exposer sa vie de nouveau au poignard et au poison que d’exposer la vertu d’Héloïse aux langues acérées de ses calomniateurs. Il écrivit alors les mémoires