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HÉLOISE. — ABÉLARD.

prophètes vivaient en solitaires dans des cabanes sur les bords du Jourdain, se nourrissant de farine d’orge et de racines, loin des villes et des passions humaines… Mes disciples se construisaient des cellules sur les bords de l’Arduze, plus semblables à des ermites qu’à des écoliers. Mais plus leur nombre augmentait, plus leur vie était studieuse et sainte ; en sorte que mes ennemis voyaient leur honte se multiplier avec ma gloire. Cependant c’était l’indigence qui m’avait forcé à rouvrir mon école. Je ne pouvais me livrer aux rudes travaux de la terre, je ne voulais pas m’avilir à mendier mon pain. Mes disciples cultivaient les champs, bâtissaient les cellules. Bientôt elles ne purent suffire à les contenir. Ils élevèrent un vaste édifice commun en charpente et en pierre. J’appelai ce monastère du nom du Dieu consolateur : le Paraclet. »

Mais les ennemis d’Abélard lui envièrent même le désert. Ils virent ou feignirent de voir dans le nom de l’Esprit consolateur, auquel Abélard avait dédié son monastère, une sorte d’invocation philosophique à une seule personne de la Trinité, à l’exclusion des deux autres. Saint Bernard le désigna à la vindicte de l’Église. Il fut obligé de déserter le désert lui-même, et d’aller chercher à l’extrémité des côtes de la mer de Bretagne, parmi les écueils et les grèves de l’Océan, un asile plus inaccessible et l’envie et à la persécution. C’était l’abbaye de Saint-Gildas, dans le diocèse de Vannes. Les moines qui l’habitaient, dégénérés de la sainteté monastique des premiers âges, en avaient fait un repaire de toutes les barbaries et de tous les vices. L’âpreté des lieux était surpassée par celle des hommes. C’était un promontoire sans cesse battu par les vagues d’une mer gémissante. Des montagnes d’écume assiégeaient jour et nuit des rocs retentissants ; une côte, creusée en voûte et en cavernes par l’éternel assaut des lames qui s’y engouffraient comme dans des abîmes, et qui en ressortaient, par