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HÉLOISE. — ABÉLARD.

Abélard, libre et purifié aux yeux de ses disciples, reprit avec une ardeur et un éclat nouveau le cours de ses leçons et l’empire de sa popularité. Mais l’indignation de Fulbert couvait une vengeance. Trois fois trompé dans sa tendresse pour sa nièce, par la séduction, par la perfidie et par la lâcheté d’Abélard, il se voyait arracher par la même main la présence de sa pupille chérie, la gloire de sa maison, son honneur et sa félicité. Il n’avait cultivé avec tant de soin cette merveille de son sexe que pour la voir dédaigner par l’époux même auquel il l’avait enfin cédée, entachée comme une concubine, répudiée, méprisée dans sa tendresse, enfermée enfin comme une repentie dans un monastère ; retranchée, jeune et brillante, du nombre des vivants, pour écarter une fausse honte du front d’un ingrat suborneur, et condamnée à s’abreuver de larmes pendant qu’il s’emparerait des applaudissements du siècle !… On ne justifie pas la vengeance d’un père ainsi offensé ; on l’explique : il avait tout pardonné pour qu’Héloïse fût la glorieuse épouse du plus beau génie de son temps, et, avant d’être reconnue épouse, elle était répudiée ! Le désespoir alluma la haine, et la haine médita le crime.

Les portes de la maison d’Abélard s’ouvrirent une nuit par la complicité achetée de ses serviteurs. Des bourreaux, guidés et soldés par Fulbert, le surprirent pendant son sommeil ; ils l’accablèrent d’outrager, et le laissèrent baigné dans son sang et dégradé par son châtiment. L’humiliation et le remords, pires que le supplice, firent détester à Abélard la vie que ses ennemis lui avaient laissée comme un supplice de plus. La lumière du jour lui devint odieuse. Le désespoir qu’il éprouva de cet outrage impuni égala la vaine gloire dont il avait été altéré jusqu’à l’ingratitude et jusqu’au lâche sacrifice d’Héloïse ; il ne chercha plus qu’à disparaître de ce monde qu’il avait rem-