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HÉLOÏSE. — ABÉLARD.

tout haut de sa décadence ; la langueur de sa passion avait passé dans son éloquence : tout le feu de son âme s’évaporait dans ses soupirs ; il n’en restait que les cendres pour ses leçons. Il se sentait si peu semblable à lui-même qu’il avait renoncé à improviser des discours où il ne trouvait plus sur ses lèvres que l’image et le nom d’Héloïse. Il était réduit à apprendre de mémoire les leçons qu’il avait professées autrefois, et à se répéter, de peur de décliner dans l’estime publique. Ses rivaux et ses ennemis triomphaient. On le montrait au doigt comme un débris de lui-même ; on le citait comme un scandale de la faiblesse humaine ; on le foulait aux pieds comme un dieu tombé de son piédestal. Héloïse s’affligeait plus encore que lui de cette dégradation de celui qu’elle adorait pour lui-même. Elle le suppliait, à genoux, de la sacrifier à sa gloire ; de se laisser adorer par elle comme une divinité qui reçoit le cœur et l’encens des mortels, sans avoir d’autre communauté avec ses adorateurs que l’adoration qu’on lui offre ; de ne plus l’aimer, si cet amour devait coûter un rayon à sa réputation ; ou, si l’amour désintéressé d’Héloïse était devenu un besoin et une consolation pour lui, de la reléguer au rang de ces femmes méprisées du monde, dont ni la religion ni les lois ne consacrent les sentiments, esclaves du cœur qu’on n’affranchit jamais par le nom d’épouses Le mépris de l’univers souffert pour Abélard était, disait-elle, la seule gloire à laquelle il lui fût donné d’aspirer. Sa honte, à ce prix, ferait son orgueil.

Abélard, après de déplorables hésitations, ne put se décider ni à accepter un tel suicide d’Héloïse ni a déclarer son amour devant le monde. Il continua d’habiter la maison de Fulbert. Lâche à la fois envers l’amour et lâche envers la vertu, il flotta entre deux faiblesses : il n’eut ni le courage de sa passion ni celui de sa gloire. Ici, comme toujours, le cœur de la femme fut viril, le cœur de l’homme