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HÉLOISE. — ABÉLARD.

s’entendaient pour faire de cette jeune fille la merveille de son temps.

Abélard s’enivrait de son ouvrage. Ces deux âmes, tentées par tant d’intimités, ne pouvaient manquer de tomber dans le piége que l’imprévoyance ou la complicité leur avait ouvert sous de si spécieux prétextes et sous de si douces complaisances : le monde extérieur s’anéantit pour eux, ils s’aimèrent. Abélard, qui n’avait plus d’autre pensée qu’Héloïse, chanta son amour en des poésies où les vers et la musique, trempés au même feu, répandirent le nom d’Héloïse comme un secret céleste divulgué à la terre, que tout le monde se confia en répétant ces chants divins, et qui finit par arriver à l’oreille de Fulbert lui-même.

Mais Fulbert affecta de ne pas entendre ou de ne pas croire cette profanation de son foyer domestique. Il répondait qu’Abélard était, par son génie et par sa piété, trop au-dessus du reste des mortels pour descendre, même aux séductions de l’amour, du ciel de la science et de la gloire, que son intelligence habitait avec les anges ; peut-être aussi attendait-il de jour en jour qu’Abélard, vaincu par l’attrait toujours croissant, lui demandât la main de son écolière, qu’il était heureux de lui accorder.

Cependant Abélard, combattu entre sa passion pour Héloïse et sa passion pour la renommée, hésitait misérablement à se prononcer. Il craignait, en s’avouant dompté par une beauté terrestre, de déchoir, aux yeux du monde, de cette réputation de pureté et d’impassibilité platonique qu’une philosophie éthérée avait faite à sa jeunesse. Il craignait sans doute aussi de renoncer, par le mariage, à cette perspective de dignités, d’honneurs et de fortune que l’Église, à laquelle il était déjà lié par quelques noviciats, ouvrait devant lui. Ses disciples ne reconnaissaient plus en lui le même homme. L’amour faisait, dans son cœur, une douloureuse diversion à son génie. Ses amis gémissaient