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GUTENBERG.

» Vois ces pères rougissant de leurs filles !

» Jean, l’immortalité qui coûte tant de larmes et d’angoisses n’est-elle pas trop chère ? Envies-tu la gloire à ce prix ? N’es-tu pas épouvanté, Jean, de la responsabilité que cette gloire fera peser sur ton âme ?

» Crois-moi, Jean, vis comme si tu n’avais rien découvert ! Regarde ton invention comme un rêve séduisant, mais funeste, dont l’exécution ne serait utile et sainte que si l’homme était bon !… Mais l’homme est méchant, et prêter des armes aux méchants, n’est-ce pas participer soi-même à leurs crimes ? »

» Je me réveillai dans l’horreur du doute ! J’hésitai un instant ; mais je considérai que les dons de Dieu, bien qu’ils fussent quelquefois périlleux, n’étaient jamais mauvais, et que donner un instrument de plus à la raison et à la noble liberté humaine, c’était donner un champ plus vaste à l’intelligence et la vertu, toutes deux divines !

» Je poursuivis l’exécution de ma découverte ! »

(Songe traduit par M. Garand, à Strasbourg, d’après original.)

Gutenberg, embrassant tout de suite, d’un premier coup d’œil, l’immense portée morale et industrielle de son invention, sentit que sa faible main, sa courte vie et sa modique fortune s’useraient en vain à une pareille œuvre. Il éprouvait à la fois deux nécessités contradictoires : la nécessité de s’associer des auxiliaires dans ses dépenses et dans ses travaux mécaniques, et la nécessité de dérober à ses associés le secret et le véritable but de leurs travaux, de peur que son invention, divulguée ou usurpée, ne lui enlevât la gloire et le mérite de l’invention. Il jeta les yeux sur les nobles et riches patriciens qu’il connaissait à Strasbourg et à Mayence. Mais, vraisemblablement repoussé partout à cause du préjugé qui s’attachait alors dans la noblesse au travail des mains, et qui ne permettait pas au noble de de-