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LE TAILLEUR DE PIERRE

encore plus jolie qu’à dix-huit ans, depuis qu’elle dormait toute sa nuit, que le pain et le laitage abondaient sur la table, grâce à mon économie, et qu’elle me sentait là, à côté d’elle, sans que personne pût jamais y trouver à redire et nous séparer. Je lui avais acheté des habits de laine bleue galonnés de rouge, avec des tabliers de coton rayé et des souliers à boucles de laiton, aussi luisants que son crucifix. Ses joues étaient devenues roses comme des pommes d’oiseau. Elle courait sur la pente des prés après sa petite, aussi légère que si elle avait été sa sœur. Étions-nous jeunes ! Étions-nous fous ! Étions-nous heureux, monsieur ! Le jour approchait où nous devions descendre avec toute la famille pour nous marier au village. Ma mère en avait rajeuni elle-même, et commençait à revoir le soleil dans la cour. Ces neuf ans n’étaient rien qu’un mauvais rêve qui semblait n’avoir duré qu’une nuit.

» En attendant, j’avais repris mon état pour remettre un peu d’aisance dans la maison et pour acheter le cabinet et le linge qui fait dans le pays le mobilier des nouveaux mariés. Comme j’avais été si longtemps absent de la vallée de Saint-Point, et que les autres tailleurs de pierre ne travaillaient pas à si bon marché pour le pauvre monde, le pauvre monde des hameaux de la montagne avait bien de l’ouvrage à me commander. Celui-ci avait marié sa fille, et il voulait bâtir une chambre de plus pour son gendre ; celui-là avait vu s’écrouler sa grange, son évier ou son pigeonnier. Les femmes me demandaient des mortiers à sel, les hommes des meules, les bergers des auges pour leurs bœufs, les laboureurs des bouts de roue pour leurs portes. Je gagnais, en gagnant petit, plus qu’il ne fallait pour fonder notre ménage. J’avais déblayé ma vieille carrière, entre les Huttes et la vallée, de tous les gravois que les éboulements et les pluies y avaient accumulés depuis neuf ans, et de toutes les ronces qui avaient poussé à travers. J’avais fait, sous les beaux sapins où