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LE TAILLEUR DE PIERRE

tent de mourir pour punition de mon malheur ! — et tant d’autres choses comme celle-là, mon pauvre Claude.

» Denise, les enfants et moi, nous le pleurâmes pourtant bien ! Il était si bon, c’est sa bonté qui l’avait tué.

» Il y a de cela près de deux ans, mon pauvre enfant. Depuis ce moment le temps a été dur pour nous, vois-tu ! Le mal me reprit avec les remords de ton malheur, de celui de Denise, et avec le chagrin de la mort de ton frère. Mes bras perdirent leur force comme mon cœur ; mes jambes ne me supportaient plus pour aller aux champs ; a peine mon orne commencé, il fallait m’appuyer sur le manche de mon râteau. Je n’étais plus bonne qu’à filer ma quenouille, assise sur le buisson, en gardant les bêtes.

» La Denise, assez occupée à ses deux petits déjà, était donc obligée de se lever avant le jour et de se coucher après minuit pour tout faire : les orges, les foins, les châtaignes, piocher, sarcler, moissonner, rapporter les gerbes, égrener les épis, battre les châtaigniers, enfin tout. Elle n’y pouvait pas suffire, la pauvre enfant, et le pain commençait à devenir rare sur la nappe. J’ai été forcée de m’aliter il y a trois semaines. Il a fallu que les bêtes se gardent toutes seules avec le chien. Denise passe les jours à mon chevet pour me soigner. La misère était à la porte aussi bien que le chagrin et la mort, quand le bon Dieu t’a envoyé. Qu’il te bénisse comme je te bénis, mon pauvre Claude ! Peut-être il y aura du remède à tout, si tu peux rester avec nous maintenant, devenir l’ouvrier de ta mère, le père des petits, et qui sait, ajouta-t-elle en pleurant, une seconde fois le fiancé de Denise.

» — Ah ! que oui, répondis-je, ma mère ! Si Denise ne me méprise pas, à présent qu’elle m’a vu sous ces habits de mendiant, je resterai, je ne m’en irai plus jamais. J’aimerai ces petits comme les fils de mon frère et comme les miens ; j’aimerai Denise comme je l’ai aimée toujours et comme elle consentira que je l’aime. »