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DE SAINT-POINT.

que tu vas, et qu’est-ce que tu vas faire ? Sais-tu seulement si ta mère vit ? si ton frère, heureux avec Denise, ne te verra pas avec jalousie à la maison, sachant que Denise t’avait donné son cœur avant que ta mère lui donnât sa main ? Sais-tu si tu ne troubleras pas le cœur de Denise par ta vue ? Sais-tu si tout le bonheur de la maison ne disparaîtra pas à ton arrivée ? Et si cela est, de quoi t’aura servi d’avoir été courageux et bon une fois, et absent tant d’années de ta jeunesse, pour perdre en une heure tout le fruit de ta peine ? Ne vaut-il pas mieux qu’ils te croient tous mort, comme ils doivent le croire, n’ayant jamais plus entendu parler de toi ? » Enfin, mille choses comme cela, monsieur. De telle sorte que je faisais un pas et puis que je reculais de deux, que je reprenais mon élan et puis que je m’arrêtais, regardant la terre et le bout de mes souliers, immobile, sans respiration, comme un mort debout. Ah ! monsieur, quelle marche douloureuse ! comme si j’avais monté un Calvaire, voyez-vous !

» Ne pouvant ni me résoudre à revenir sur mes pas ni me décider à continuer plus avant, et voyant le soleil de midi tellement clair que les bergers pourraient me reconnaître de loin et porter la nouvelle de mon retour au pays, aux Huttes, je m’enfonçai un peu à l’écart du sentier contre une roche, et je me mis la tête dans mes mains pour réfléchir. « Non, que je me dis, je ne peux pas retourner, c’est trop avancé ; il y a des cordes qui me tirent le cœur, tellement que mon cœur y resterait si j’essayais de tirer de l’autre côté. Je verrai demain la maison de ma mère, je saurai qui vit ou qui meurt sous le toit de mon père ; je ne m’en irai pas sans que la voix de Denise ait encore une fois réjoui mon oreille, si Denise vit encore du moins ! Mais je ne me ferai pas voir, j’attendrai ici que la nuit soit venue, je marcherai nu-pieds, je retiendrai mon souffle pour ne pas éveiller le chien, je m’approcherai comme un voleur, hélas ! pour voler un seul coup