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LE TAILLEUR DE PIERRE

couver la vipère. La haine, la persécution, le mépris, l’extermination des hommes, rien de cela n’est de Dieu. L’amour du prochain, le support les uns des autres, la compassion, le sacrifice de soi-même, l’adoration d’un seul Dieu d’esprit et de vérité, tout cela est de lui ! et je plaindrai les premiers sans leur vouloir du mal, et je croirai et j’adorerai avec les seconds. » C’est ainsi, monsieur, que dans ma bassesse je tâchais de me faire ma religion à moi-même et de servir mon créateur de mes petits moyens, selon sa volonté. Et c’est alors que je me dis : « Mais ça ne suffit pas de penser à lui et de le prier comme tu fais en te levant, en te couchant et en te reposant à midi, il faut encore lui montrer que tu es un fidèle ouvrier de sa maison, sur terre, que tu veux servir sans gage, rien que pour ton pain, et que ton gage, tu le donneras a ceux qui sont plus faibles, ou plus malades, ou plus nécessiteux que toi. » Et vous ne sauriez croire, monsieur, combien le Seigneur me payait ma journée dans mon cœur mieux que le bourgeois ou l’entrepreneur dans la bourse. Il me semblait que toute la monnaie que je ne prenais pas pour moi ou que je prenais pour la reporter le soir au blessé, au malade, à la femme, aux enfants, au père ou à la mère infirme des compagnons, ça formait toute la nuit dans mon oreille une bourse pleine d’argent et d’or, que le bon Dieu m’aurait versée lui-même dans la main ! Et ça me donnait toujours un nouveau cœur à l’ouvrage. Et quand les camarades me disaient : « Mais si tu ne ramasses rien pour toi, que feras-tu, Claude, dans ta vieillesse ? » Oh ! alors, je répondais : J’ai un frère et une sœur aux Huttes, qui me retireront et qui me nourriront dans mes vieux jours. Voilà pourquoi je n’ai pas besoin de penser à moi : mon père y a pensé. J’ai un petit bien. Je ne veux pas me marier. Sans cela, il faudrait bien que je gagne et que j’économise pour ma femme et mes enfants à mon tour. » Et quand les camarades et les jeunes filles, leurs sœurs, me disaient : « Pourquoi