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DE SAINT-POINT.

en arracher mes pieds, ou de revoir la fumée des Huttes. Voilà, monsieur. Trois mois après, Denise fut mariée, par obéissance, avec l’aveugle. Elle ne pensa plus à moi, et elle fut une bonne femme de Gratien. »


CHAPITRE IX


Moi. — Et vous, Claude, que devîntes-vous après ce déchirement de vos deux cœurs ?

Lui. — Moi, monsieur, je commençai ce jour-là mon tour de France.

Moi. — Racontez-le-moi, si cela ne vous fait pas de peine, et si le soleil qui baisse nous en laisse le temps.

Lui. — Oh ! ça sera bientôt dit. Je n’étais plus avec moi-même, je n’étais plus là où j’étais ; j’étais tout entier où je n’étais plus. Mon corps allait et venait dans ces pays, mais mon cœur et mon esprit étaient restés sur la montagne. Denise, ma mère, Gratien et Annette y étaient. Le reste du monde m’était tout un. Mais, par exemple, c’est alors que je commençai à penser davantage et quasi toujours au bon Dieu. Ce sacrifice que j’avais été contraint de faire de tout mon bonheur en ce bas monde m’avait attendri l’âme et comme retourné le cœur en haut. Le Seigneur me récompensait en me faisant comprendre à moi, ignorant, que son amour pouvait encore remplir un cœur vide. Et puis je me dis : « Puisque ta mère t’a commandé de faire le plus grand des sacrifices à ton frère l’aveugle, tous les autres sacrifices que tu pourras faire aux autres seront bien faciles et bien légers. Eh bien, fais-les tous autant que tu en trouveras à faire sur ta route. Dieu te récompensera aussi, pas dans ce monde, parce qu’il n’a plus rien à t’y donner à présent qu’il t’a repris Denise, mais dans l’autre vie. » Et ça dit, monsieur, je m’en allai pendant sept ans de ville en ville,