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DE SAINT-POINT.

lire. Gratien se remettait alors à appeler Denise, toujours Denise. Et moi, je pleurais auprès de notre pauvre aveugle comme toute la maison, et je me disais tout bas bien tristement : Il faudra donc lui faire le sacrifice. »

» Je restai deux mois ainsi combattu par mon chagrin et par mon devoir, résigné un jour, découragé le lendemain, et ne pouvant prendre sur moi de renoncer à Denise. Ma mère avait beau me supplier chaque jour, je cédais un moment, attendri par ses larmes et le mal de Gratien, puis je résistais. J’avais beau prier le bon Dieu, rien n’y faisait. Je ne travaillais plus, et je demeurais dans la carrière les bras pendants et les yeux tristement fixés sur les Huttes.

» J’avais passé ainsi bien des journées, lorsqu’un soir, en remontant, j’entendis sonner la cloche de Saint-Point, qui met si bien dans le cœur la pensée du bon Dieu. J’étais si attendri par mes pensées du jour, que je fus saisi de piété en l’entendant. Je priai à chaudes larmes en songeant à Gratien, à mon frère malade, en pensant que ma résistance faisait durer sa maladie et sa peine, et mettait le chagrin a la maison. Je me dis que c’était mal de retarder ainsi sa guérison, qu’il fallait bien renoncer à Denise, et que Dieu le voulait.

» J’arrivai aux Huttes ainsi préparé à mon devoir, lorsque je rencontrai dans la cour Denise qui semblait m’attendre. « Eh bien, Claude, me dit-elle, Gratien souffre toujours ; j’ai peur que Dieu nous maudisse, si nous le laissons ainsi dépérir. Il faut sauver notre frère aveugle. Vous êtes clairvoyant, vous : vous êtes capable de gagner votre vie avec vos deux bras ; les filles ne vous manqueront pas pour fiancée dans le pays ; tout le monde vous estime comme un premier ouvrier et comme un brave garçon ! Allons, tâchez de ne plus penser à moi ; mais il faut que je reste ici pour faire mon devoir, pour servir de servante à votre mère et de sœur ou de… à Gratien ! » Elle ne put jamais dire le mot de femme !