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DE SAINT-POINT.

revînmes devant l’aveugle encore couché avec la fièvre dans l’étable, elle devint rouge de feu, puis pâle comme une morte au son de ma voix. Elle ne leva pas les yeux sur moi, et ma présence parut lui donner comme un coup mortel dans la poitrine. Quand je voulus m’approcher d’elle en traversant la cour : « Ah ! Claude, me dit-elle tout bas, quel malheur ! Et dire que c’est moi qui en suis cause pour avoir eu trop de complaisance à me rencontrer toujours avec vous, et pour avoir trop abandonné votre frère à son malheur et à son chagrin ! Votre mère me l’a reproché toute la nuit, pendant que Gratien, brûlant de fièvre, rêvait tout haut dans l’étable et que nous lui donnions à boire. « Denise ! criait-il, Denise ! c’est elle qui me tue ! Pourquoi m’a-t-elle éclairé mon chemin avec sa main toute ma vie, puisqu’elle devait m’abandonner ensuite à ma nuit sur la montagne ? Que deviendrai-je quand ma mère sera morte, et que Denise sera occupée tout le jour à son ménage, à son mari, et ses enfants ?… Oh ! pourquoi m’ont-ils rapporté de l’abîme ? Qu’on m’y rejette ! qu’on m’y rejette, ma mère ! À quoi bon me rapporter au soleil, puisque je ne dois plus jamais revoir le jour, ni par le soleil ni par ses yeux ? » Et votre mère, entendant cela, me disait : « Malheureuse ! c’est toi qui as tout fait ! Qu’avais-tu besoin d’être tout le jour pendue à la veste ou à l’ombre de ton fiancé, sans plus penser à l’aveugle que s’il n’existait pas ? Est-ce pour cela que Dieu et moi nous te l’avons confié ? » Elle a raison, Claude, nous sommes bien coupables d’avoir tant pensé, vous à moi, moi à vous, que nous ne pensions plus à personne autre ! Il faut nous punir, ou le bon Dieu nous punira !… »

À ces mots, un frisson de terreur me courut sur le cœur, et je fis signe à Denise de s’arrêter, comme si la peur me faisait deviner ce qu’elle voulait me dire. J’entrevis soudain mon malheur, mais je n’osai me l’avouer, tremblant d’y regarder, et fermant mes yeux et mon cœur