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LE TAILLEUR DE PIERRE

Denise ? Tout était nuit pour lui depuis son malheur, monsieur : mais, depuis mon bonheur, tout devenait aussi silence autour du pauvre garçon. Son âme se brisait et nous ne nous en doutions pas. Puisque nous étions si contents, tout le monde ne devait-il pas l’être ? Quel raisonnement ! n’est-ce pas ? C’est pourtant celui des cœurs heureux.

» Un dimanche soir nous nous étions attardés plus que les autres jours ; car c’était justement le dernier dimanche avant celui où nous devions être fiancés, et nous nous disions : « Encore huit jours, Denise ! — Encore une semaine, Claude ! » Nous nous sentions si heureux de ce bonheur vu de si près et qui s’approchait toujours sans que rien pût l’arrêter maintenant, que nous ne pouvions quasiment plus marcher pour revenir à la hutte. Il faisait chaud comme si le vent était sorti de la bouche du four, quand il a été échauffé le matin avec des fagots de bonne odeur. Il y avait sur les étoiles de petits nuages pareils à des troupes d’agneaux. Nous les regardions sans nous parler. Nous étions allés, sans nous en apercevoir, bien haut, bien haut, par-dessus ce rocher, jusqu’à l’endroit où la ravine à pic se creuse comme un puits entre les bords à pic de sable rouge, et où nous avions mis une haie d’épines sèches entre les troncs d’arbres pour empêcher les bêtes de tomber dedans. Denise était debout, adossée à un tronc blanc de foyard, et moi j’étais à six pas d’elle, debout aussi, enroulant des bras le tronc d’un jeune châtaignier et m’appuyant la tête contre l’écorce. Ce que nous pensions ainsi en repos devant notre terre et contre nos arbres, en face des étoiles et pouvant entendre nos cœurs pleins battre contre le bois, le vent le sait. De quoi nous parlions, un mot par quart d’heure, les feuilles seules le peuvent dire ; mais je sais bien que nous ne pensions pas à rentrer. Est-ce qu’on sent le temps, monsieur, quand le cœur s’est arrêté et qu’il ne dit plus l’heure par aucune peine ou par aucun désir ?