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LE TAILLEUR DE PIERRE

pas. » Et en vérité je ne savais pas bien alors. C’était comme une ombre sur mon cœur, qui l’empêchait de fleurir dans son printemps.

» Il me semblait que Denise avait quelque chose contre moi. Quand j’entrais dans la maison, elle sortait pour aller à la fontaine ou à l’étable. Quand je lui parlais de bonne grâce, elle ne répondait que par oui et non, comme si elle avait été impatiente de se débarrasser de mon entretien. Quand je badinais le dimanche avec elle et avec mon frère, elle ne riait plus de bon cœur, ou bien elle riait du bout des lèvres, mais elle ne riait pas des yeux. Elle avait comme une pensée rien qu’à elle dans le fond du regard ; elle s’éloignait de quelques pas pour aller cueillir soi-disant des noisettes ou ramasser des pervenches le long du ravin. Au contraire, quand il n’y avait que ma petite sœur, mon frère et elle ensemble, je les entendais folâtrer et rire comme autrefois. Un jour que je lui demandai pourquoi elle était ainsi sérieuse et silencieuse avec moi, et si je lui avais fait quelque peine sans le savoir ; elle me dit que non, qu’elle m’aimait bien comme les autres, que c’étaient des idées que je me faisais, et puis elle me tourna le dos, sans mauvaise humeur pourtant. Elle nous laissa, mon frère et moi ; elle monta par l’échelle du grenier à foin, comme pour aller jeter de l’herbe aux cabris ; elle y resta tout le soir et, quand elle redescendit, elle avait les yeux un peu rouges, et elle donna secrètement son pain aux poules par-dessous la table, au lieu de le manger gaiement avec nous comme les autres jours.

» Je dis à ma mère le lendemain : « Denise me veut du mal ; il faut que je m’en aille de la maison faire mon tour de France. » Ma mère se mit à rire et me dit : « Claude ! tu es bien simple pour dix-neuf ans. La pauvre fille ne sait pas elle-même ce qu’elle a ; mais je la vois venir de loin, moi : elle te veut du mal pour te vouloir trop de bien. Quand les filles de son âge rient avec des garçons,