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LE TAILLEUR DE PIERRE

Elle évitait comme naturellement de se trouver seule avec moi. Malgré cela, monsieur, on voyait bien que cet embarras d’une belle jeune fille qui commençait à se craindre n’était pas de la mauvaise humeur, au contraire. Gratien disait qu’elle était bien plus joyeuse et bien plus complaisante le dimanche que les autres jours, et qu’il connaissait à sa voix quand c’était le jour où je devais remonter.

» Voilà comment nous passions le temps, monsieur. Depuis la Saint-Jean, j’avais fait un découvert, comme on dit, entre les derniers hameaux et les Huttes, tout en bas du sentier des bruyères. C’était une ancienne carrière abandonnée de fin grès de meules, tendre comme le beurre, franc comme l’or, retentissant comme la cloche sous le pic. Quand je n’étais pas pressé par l’ouvrage pour la bâtisse dans les hameaux, je revenais à ma carrière ; j’y creusais toujours, toujours davantage, pour trouver les meilleures veines de pierres. Je roulais les débris dans la profondeur du ravin qui est au-dessous, de manière qu’après une couple d’années j’avais fini par vider toute l’ancienne carrière de ces déblais, qu’on disait entassés là depuis le temps d’un peuple qu’on appelle les Romains. Puis j’avais miné dessous avec le levier et avec la poudre ; vous auriez dit l’ouvrage des géants. Il y avait des assises comme des escaliers pour des jambes de deux toises, des voûtes, des grottes où je m’enfonçais, comme les mineurs dans leur mine de charbon, pour chercher des grains encore plus fins, des murailles de rochers entassés et abandonnés, hautes comme un rempart de ville. Le fond de la carrière, où je roulais mes pierres et où je les taillais, était si profond, quand on le regardait du haut des bruyères qui pendaient sur les bords, que si les bergers jetaient un caillou, il fallait un petit moment pour entendre remonter le bruit. Mon frère, ma petite sœur, ma mère et Denise venaient de temps en temps m’y Voir travailler. Ils levaient toujours les bras et jetaient un cri d’étonnement en voyant quel ravage