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LE TAILLEUR DE PIERRE

pétrir le pain, allumer le feu, cuire la soupe, mener Gratien par la main et donner encore à téter à la petite. Ajoutez qu’à ce moment, pour comble de misère, la fièvre prit dans les Huttes et emporta le rémouleur, sa femme et ses enfants. Il ne resta rien chez lui qu’une de ses filles du même âge à peu près que moi qu’on appelait Denise. Le coquetier, effrayé par la maladie qui avait ravagé les Huttes, démolit sa maison pour emporter les planches et les tuiles, et alla se rebâtir une chambre avec une boutique auprès de l’église, sur le bord du chemin du village, où le commerce allait mieux. On ne pouvait pas laisser une enfant de onze à douze ans toute seule auprès du foyer de ses parents morts. Ma mère alla la chercher et l’amena auprès de nous à la maison. La maison vide du rémouleur devint la demeure des hirondelles et des lézards. Elle s’écroula hiver par hiver comme vous l’avez vue. Denise y allait seulement quelquefois, les dimanches d’été, s’asseoir sous le cognassier ou cueillir les grains rouges du houx, qu’elle appelait les colliers de sa mère, et pleurer sur le pas de la porte où personne n’entrait ni ne sortait plus. Gratien la suivait toujours ; car ma mère avait dit à Denise « Je te donne en garde le petit aveugle pendant que je serai aux champs. Tu auras soin qu’il n’aille pas tomber dans l’abîme. » Et ces deux enfants ne se quittaient plus.

« Ça me faisait honte et peine de voir tant de travail, tant de misère et tant de bouches à la maison. Je me sentais déjà courageux et fort. Je dis à ma mère : « Le champ de seigle est maigre, les châtaigniers n’ont guère de chatons cette année ; donnez-moi les outils de mon père. » Elle me les donna en pleurant de les revoir. Je descendis aux hameaux d’en bas, et je dis : « Qui est-ce qui veut que je tire de la pierre pour lui ? Je travaillerai rien que pour mon pain. » Quelques-uns me dirent : « Va à la carrière, nous verrons si tu vaux ton pain. » Je commençai à travailler pour l’un et pour l’autre. Afin de prolonger mes