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DE SAINT-POINT.

de pauvres qui t’appellent pour leur rendre service ; tu travailles pour le monsieur du château, tu ne prendras de lui que ta nourriture, c’est bien. » Et j’ai continué ainsi à travailler gaiement pendant cinq journées ; mes pierres sont au bord de la carrière, vous pouvez les voir.

Mais pourtant je n’étais pas tout à fait tranquille de l’esprit en faisant mon ouvrage ; quelque chose me reprochait en moi-même je ne savais pas bien quoi, quand, le sixième jour, en mangeant mon pain le matin, assis sur ma pierre, une idée m’est venue comme un éclair dans les yeux. Je me suis dit : « Tu fais de l’ouvrage à bon marché pour cette maison qui est riche : c’est bien pour elle, c’est bien pour toi, qui n’as que ton chien à nourrir ; mais il y a dans le pays, dans les villages de l’autre côté de la montagne, des tailleurs de pierre qui ont père, mère, femme et enfants à loger, à chauffer, à habiller, à nourrir et à élever de l’argent de leurs journées. Qui est-ce qui les emploie ? Les riches. Or, si tu travailles sans salaire pour les riches, qui est-ce qui fera travailler les pauvres ouvriers de ton état, fils ou pères de famille ? Et s’ils ne travaillent pas, qui est-ce qui nourrira leurs enfants ? En croyant faire l’aumône ici, tu es donc un voleur du pain et de la vie de tes camarades. » Cela m’a frappé comme un éclat de pierre qu’on m’aurait lancé sur la tête, monsieur. J’ai jeté mon morceau de pain, j’ai mis mon pic, ma têtue, ma boucharde dans mon sac, et je me suis sauvé à la maison comme si j’avais fait quelque mauvaise action. Avais-je donc tort, monsieur, de penser à mes pauvres camarades mariés ? et n’était-ce pas leur pain que je mangeais ?

Moi. — Non, Claude, vous n’aviez pas tort ; vous raisonniez droit, vous sentiez juste, et je vous pardonne bien volontiers. Mais dites-moi donc aussi qui est-ce qui a rendu votre raison si éclairée et votre conscience si délicate, que vos devoirs de justice et de charité envers le prochain l’emportent toujours ainsi sur votre intérêt envers vous-même,