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ACTE II, SCÈNE II

TOUSSAINT, à Mazulime, avec mépris.

Et toi ?

MAZULIME.

Et toi ? Moi, général, sur une tour si haute
Je craindrais le vertige… et, tremblant que ma faute
N’entraînât avec moi tous ceux que je conduis,
Mon esprit dans leurs chefs chercherait des appuis ;
Je dirais : « C’est au peuple à faire son histoire,
Salut ou perte à tous et non à ma mémoire ! »
Je frémirais de prendre un peuple dans ma main ;
Car j’en répondrais seul au Dieu du genre humain !

TOUSSAINT, les prenant avec bonté chacun par une main.

Écoutez… Je comprends à tous deux votre idée,
Et mon âme en secret en était obsédée.
Je me suis dit cent fois : « Pauvre vieux vermisseau,
Comment ! toi, sur un peuple oser mettre ton sceau !
Répondre à Dieu là-haut, à cette île, aux deux mondes,
D’une race de plus que toi seul perds ou fondes ?
Être à toi seul son bras ? et toi seul dans ton sein
De l’affranchissement porter le grand dessein ?
C’est trop pour un mortel, c’est démence ou blasphème,
C’est usurper d’un coup sur l’homme et sur Dieu même !
Sur Dieu ?… » Puis sur mes pas revenant un moment :
« Sur Dieu ?… Si par hasard j’étais son instrument ?
Il agit seul, c’est vrai, mais il agit par l’homme :
Nul ne sait de quel nom dans un peuple il se nomme !
Moïse, Romulus, Mahomet, Washington !…
Qui sait parmi les noirs s’il n’aura pas mon nom ? »
Alors, envisageant ma destinée étrange,
Un soupçon de grandeur s’éleva dans ma fange,
Je me dis, mesurant ma marche de si bas :
« Un miracle est écrit sur chacun de mes pas !
Pourquoi, quand je ne vois que prodige en arrière,
N’en aurais-je pas un au bout de ma carrière ? »